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Critique de Antyryia



Vous souvenez-vous de la première fois où vous avez écrit ou dit "Je t'aime" à quelqu'un ?
Moi oui. Et ça n'était pas particulièrement glorieux.
J'étais en troisième, j'allais avoir quatorze ans et j'en pinçais secrètement pour la jolie Frédérique.
Je n'ai exprimé mes sentiments que sur mon livre de latin. Alors oui, je sais bien, il ne faut pas écrire sur les livres de classe et je vous jure qu'après je ne l'ai plus jamais fait. Ca m'a servi de leçon.
Toujours est-il que ce livre de cours s'est retrouvé orné du prénom de la belle, de petits coeurs, de grands coeurs et de mentions sans équivoque "Je t'aime".
Et puis un jour, en cours, ni Frédérique ni sa voisine n'avaient ramené leur bouquin. Elles se sont alors retournées vers moi pour savoir si je pouvais les dépanner.
Pour des raisons que je vous laisse imaginer, je n'étais pas tellement partant. Et pourtant, c'est bien mon manuel qui est arrivé entre leurs mains.
J'espérais encore passer entre les gouttes, après tout la version à effectuer se trouvait sur une page vierge de déclarations. Mais hélas, je n'ai pu qu'assister mort de honte à l'analyse de mon exemplaire dans ses moindres détails. Pas une page n'a échappé à leur gênante prospection.
Un de ces moment de très grande solitude où on a envie d'être n'importe où ailleurs.
On n'en n'a jamais reparlé.
Mais il m'aura fallu attendre plus d'un an pour que Frédérique daigne de nouveau m'adresser la parole au lycée.

C'est ainsi que commence le roman de Barbara Abel.
Enfin, pas par mes premiers déboires sentimentaux mais par la première fois que Maude, Nicole et Solange ont dit "Je t'aime".
Trois femmes, trois mères, que rien n'aurait du relier et dont les destins vont pourtant entrer en collision.
Nicole, cinquante-quatre ans, est greffière. Assez rigide, elle a des principes très stricts. Elle est aussi la mère célibataire d'un grand gaillard de dix-neuf ans.
"Les bonnes manières sont pour elle une ligne de conduite dont elle ne dévierait pour rien au monde."
Solange a quarante-six ans. Elle est agente immobilière. Mariée à Samuel, ils avaient abandonné tout espoir d'avoir un enfant quand est né leur garçon, âgé de sept ans aujourd'hui.
"Thibaut est le miracle qu'elle n'attendait plus."
Quant à Maude, artiste portraitiste à la renommée grandissante, elle a deux enfants d'un premier mariage : L'insolente Suzie, onze ans et le sportif Arthur, quinze ans.
A cette équation vient s'ajouter Alice, qui a encore du temps devant elle pour dire "Je t'aime" puisqu'elle n'a pas tout à fait dix-huit ans. Une jeune femme au look gothique dont la mère est décédée beaucoup trop tôt.
Et son père, Simon, chirurgien, vient compléter cette galerie de personnages.
Maude et Simon sont désormais en couple. Ils ont retrouvé l'amour en se rencontrant et vivent désormais sous le même toit, avec leurs enfants, en essayant de faire cohabiter tout ce petit monde qui ne l'a pas forcément choisi.
Et surtout, ils ne doivent pas interférer l'un avec l'autre en matière d'éducation.
C'est pour cela que Maude hésitera longtemps à parler ou non à son compagnon, lorsqu'elle surprendra sa belle fille en train de fumer un joint dans sa chambre.
Ca n'est pas à elle normalement de régler le problème.
Mais la situation étant particulièrement tendue entre Alice et sa belle-mère, garder ce petit secret offre à Maude l'opportunité de calmer l'animosité qui règne entre elles.
"Peut-être est-ce l'occasion de se rapprocher de cette adolescente frondeuse et rétive ?"

C'est tout ce que vous avez besoin de savoir. La quatrième de couverture est à éviter pour conserver tous les effets de surprise, parce que ce point de départ presque anodin va bien évidemment prendre des proportions aussi gigantesques que dramatiques.
Ne vous fiez pas au titre. Il est certes question d'amour, qu'il s'agisse de sentiments entre adultes, entre adolescents, entre parents et enfants, entre vivants et défunts. Rien de mièvre, bien au contraire. Et ça n'est pas franchement le genre de livre à offrir à la Saint-Valentin puisque ce dont il est réellement question ici, c'est de cette proximité entre ces deux sentiments pourtant à priori opposés que sont l'amour et la haine. Comment on peut en arriver de l'un à l'autre en un claquement de doigt.
"La force d'une haine est souvent à la mesure de l'amour qui nous anime."
Moi c'est le père noël qui me l'a offert un peu en retard, avec quelques mandarines pour se faire pardonner. Je le remercie bien sûr chaleureusement.

Quand j'ai rencontré Barbara Abel au mois de mars, elle m'a parlé de ce roman qui allait paraître et elle a réussi à me donner l'eau à la bouche en quelques mots seulement. En évoquant le début de sa machiavélique intrigue, et en insistant sur deux particularités.
Si vous êtes coutumier des romans de l'auteure belge, vous savez déjà que la famille est un composant essentiel de ses thrillers psychologiques uniques en leur genre, où d'un quotidien dans lequel on peut tous se reconnaître émerge une tension sous-jacente parfaitement maîtrisée.
Cependant, cette fois, elle a choisi de nous raconter son histoire à travers le prisme d'une famille recomposée.
Les familles recomposées sont devenues une norme de la société au même titre que les autres, et pourtant dans aucun de ses précédents romans elle n'avait écrit sur le sujet.
La seconde particularité, c'est qu'à l'inverse de ses autres romans où il y avait toujours au moins une personne malintentionnée, méchante ou calculatrice, cette fois tous les personnages ont de bonnes intentions, aucun ne cache ses penchants sociopathes sous un masque de vertu.

Concernant ce second point, vous vous ferez votre propre opinion. Tout sonne en tout cas à nouveau très juste dans le quotidien de ces familles, on se reconnaît dans leurs réactions, leurs dialogues, leurs problèmes et leurs disputes.
Par exemple quand on prononce des mots qui dépassent notre pensée, des phrases maladroites au mauvais moment, on peut vite en arriver à une confusion, au ton qui monte. Mais c'est tellement bien fait, il y a une telle justesse dans les propos, les maladresses, les intentions. Et c'est avec une déconcertante facilité qu'on entre dans la peau des personnages, qu'on les comprend, qu'on se demande comment nous aurions nous même réagi dans des circonstances similaires.
Leurs histoires, ce sont les nôtres.
Avec une petite goutte d'acide en plus.
C'est peut-être pour cette raison que je suis parfois resté sceptique devant certaines réactions discutables ou disproportionnées, qui servent évidemment l'intrigue mais en lui donnant un côté artificiel qui crée comme une dissonance au sein d'un ensemble tellement réel.

"Une famille recomposée est-elle réellement une famille ?"
Avec ces deux familles qui n'en forment plus qu'une, la question est posée.
C'est une question rhétorique puisqu'il existe bien sûr des familles recomposées qui fonctionnent bien mieux que d'autres, et des familles plus classiques qui sont complétement bancales.
Si Maude a fini par quitter son mari, c'est parce qu'il l'a trompée, qu'il était irresponsable et qu'il ne s'impliquait pas du tout dans l'éducation des enfants.
Mais pour Suzie et Arthur, leur père est toujours Bertrand, et pas le nouveau compagnon de leur mère, pas Simon le chirurgien.
"L'ex-mari, c'est le meilleur ennemi de la famille recomposée. Celui qui va tout faire pour que ça ne fonctionne pas. Parce qu'un autre homme ne peut pas réussir là où il a échoué."
Quant à Maude, elle ne peut de toute façon pas rivaliser avec la mère décédée et d'autant plus idéalisée de la fragile Alice.
"Une famille recomposée, c'est comme une greffe : on ne sait jamais si ça va prendre."
Deux familles qui ont déjà souffert par le passé et qui doivent trouver de nouvelles marques à grand renfort de compromis. Où habiter par exemple : Vaut-il mieux tout recommencer ailleurs ? La maison de Maude est assez grande pour tout le monde, et ne pas déménager évitera une perturbation de plus pour ses enfants. Alice en revanche parviendra-t-elle à se sentir chez elle ?
Aussi sincère que soit la passion, l'amour qu'éprouvent deux parents qui souhaitent reconstruire leur vie ensemble, ils ne repartent pas de zéro. Ils ont leurs propre descendance qui a souvent bien du mal à accepter cette nouvelle situation qu'on leur impose. Pour Alice il est inconcevable qu'on puisse remplacer feu sa mère. Pour Suzie, c'est dur d'avaler que ses parents ne se remettront jamais ensemble. Arthur lui s'en fout un peu du moment qu'il y a à manger dans le réfrigérateur.
Et à l'image de cette famille centrale du roman, chacun doit pourtant trouver son rôle et ne surtout pas essayer de remplacer le père ou la mère manquant dans cette nouvelle union.
"Trouver la place auprès des enfants de l'autre relève souvent de la haute voltige."
Et également, est-il possible d'attribuer dans son coeur et dans sa vie la même place à sa propre progéniture et à celle du conjoint ? Ou aura-t-on toujours une préférence pour la chair de notre chair ? Ne fera-t-on pas toujours davantage confiance à nos propres enfants ? N'en ferons nous pas toujours davantage pour les protéger, eux plus spécifiquement ?
Jusqu'à quel point, d'ailleurs, connaît-on nos petits anges ?
Méritent-ils à ce point notre confiance aveugle ?
Sont-ils si irréprochables ?
Ce sont tous ces sujets que Barbara Abel va exploiter, expliquer, décortiquer, renouvelant ainsi son thème de prédilection : La famille.

Je t'aime est un roman qui nous entraîne immédiatement dans sa spirale infernale, qui sera composée de deux points d'orgue. Entre ces deux parties, le roman va souffrir d'une petite baisse de régime où il ne se passe plus grand chose pendant quelques chapitres, mais heureusement ça ne dure pas et de tensions en interrogations, le suspense reprend très vite ses droits et son intensité ne fera que croître jusqu'à l'apogée du récit.

Sinon euh, madame Abel ? Les fonctionnaires ne sont déjà pas très bien vus alors ça n'est pas la peine d'en remettre une couche.
"elle était la seule artiste à avoir des horaires de fonctionnaire puisqu'elle travaillait de neuf heures à seize heures, du lundi au vendredi."
Je ne me plains pas de mes horaires mais vous pouvez quand même ajouter facilement un petit deux heures pour vous rapprocher de la réalité et éviter de mettre de l'huile sur le feu ...

Malgré quelques petites faiblesses, Je t'aime devrait donc ravir tant les amateurs de l'écrivain belge que ceux qui ne la connaissent pas encore, d'autant que son style unique s'est encore affirmé depuis l'excellent Je sais pas. Tout en gardant son identité, Barbara Abel est parvenue à ne pas se répéter et offre à ses lecteurs un nouveau cauchemar issu d'un quotidien d'apparence banale.

Et si vous songez à vous remettre en couple, réfléchissez-y à deux fois.



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