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Critique de Erik35


TRIPLE DOSE D'UNE OEUVRE EN FUSION

Tout ceux qui ont la patience de lire les quelques critiques que j'ai rédigées pour Babélio et ses membres en un an à peine auront probablement remarqué que, généralement, j'évite la première personne du singulier autant qu'il m'est possible. La raison en est simple, c'est que si "je est un autre" comme l'affirmait Rimbaud, "moi-je" est aussi, bien souvent, sans grand intérêt et mérite généralement bien peu de se mettre au devant de la scène et, pour être plus clair, de prendre la place par devant l'ouvrage dont il essaie de dire quelques mots, plus ou moins intéressant, plus ou moins intelligents.
Heureusement, une fois n'est pas coutume, et je tâcherai à l'avenir de ne pas trop me faire prendre à individualiser, à égotiser, mes futures rédactions. Ceci étant, voila : Cette triple lecture, entamée il y a un an tout juste, fut l'un des plus intenses, l'une des plus incroyables, l'un des plus bizarres et déroutants et violents chocs littéraires qu'il m'a jamais été donné d'avoir sous les yeux. Et j'ai bien de la peine à peser les mots justes.

Mais j'aurai dû me méfier en lisant ce genre de mots - ceux de la bouche-même de Svetlana Alexievitch, dans le bel entretient qu'elle donne à Michel Eltchaninoff en manière d'introduction à la compilation des éditions Actes Sud dans cette superbe collection "Thésaurus" - ces mots-là, donc : "Mon principe est de chercher à comprendre la vie humaine. Dénoncer le mensonge du système soviétique ou du poutinisme demeure secondaire. Les choses ne m'intéressent pas lorsqu'elles se situent sur le plan idéologique, qui reste pour moi superficiel. Mais le résultat est que ces livres détruisent tout de même les mythes, soviétiques ou postsoviétiques."
De fait, "La guerre n'a pas un visage de femme", premier ouvrage de cette autrice, fut, malgré des tentatives de censure officielle, non seulement un succès colossal en ex-URSS mais on peut dire qu'à sa manière, il introduisit la fameuse Perestroïka, lancée peu après par Gorbatchev. Et l'on sait aujourd'hui comment ces réformes aboutirent, à la fin des fins, à l'anéantissement du régime qu'elles étaient censées moderniser.
De même ne peut-on plus jamais dire "je ne savais pas" après être ressorti, parfaitement exsangue, de sa lecture de la Supplication : Tchernobyl, chroniques du monde après l'apocalypse dans laquelle la prix Nobel de littérature 2015, elle-même biélorusse, est allée à la rencontre de celles et ceux qui ont vécu l'enfer en apparence indolore, inodore et invisible (ajoutez un "faussement" à chaque qualificatif) de la trop célèbre et plus importante catastrophe du nucléaire civil, jusqu'à Fukushima. Si ce n'est encore le cas (impossible de trouver une info récente), il est à noter que le livre fut longtemps interdit dans son pays, la Biélorussie, tant les plaies refusent obstinément à cicatriser. Tant le pouvoir d'alors fut complice. Tant celui d'aujourd'hui en est l'enfant pourri.

Or, en rédigeant cela, j'ai tout dit et surtout, rien dit !

C'était, je m'en souviens avec une précision quasi photographique, lors d'un petit séjour en amoureux -vous saurez tout !- entre pays bigouden et monts d'Arrée lors des vacances de février de l'année 2016, donc. Le temps était frais mais superbe (comme toujours dans ma chère Bretagne) et après la balade quasi obligatoire parmi les étranges amas rocheux du Huelgoat (et de faire sensiblement bouger l'énorme Roche Tremblante) puis de se recueillir sur la tombe du grand écrivain Victor Ségalen, nous nous dirigeâmes vaillamment et plein d'enthousiasme vers les abords accueillants de cette excellente, bien que modeste, librairie-café nommée L'Autre Rive. Oui, je me lâche, et je fais même un peu de réclame pour ce lieu de culture et de calme si accueillant, perdu en pleine forêt, mais tellement plus humain et sincère que les grandes machines à Kultur de nos métropoles ou de certain mastodonte américain destructeur de librairie qui s'affichent sans vergogne sur le net (suivez mon regard...) et dont la survie pour le tissu culturel et social de nos villes moins importantes, de nos provinces moins accessibles, me semble absolument indispensable. Mais je m'écarte du sujet. L'endroit, charmant, confond donc avec bonheur les nourritures terrestres d'avec les nourritures spirituelles. Or, juste à côté de la place où j'étais attablé avec mon amoureuse et ma petite Merveille d'alors dix mois (on ne saurait commencer la lecture trop tôt !) se trouvait une table, plus classique en librairie, des coups de cœur de nos hôtes serviables et débonnaires. Soudain, et tandis que je m'apprêtais à choisir entre une tartine de chèvre chaud ou un gâteau au miel, je me suis senti totalement happé par cet ouvrage, sans pouvoir expliquer comment ni pourquoi. Bien sur, j'avais entendu parler et même lu deux ou trois petites choses sur cette femme nobélisée. Aucun de mes amis n'en avait lu alors, ou ne l'avait évoqué, mais les critiques semblaient plutôt dithyrambiques dans l'ensemble. Ceci étant, je n'avais jamais pris le temps d'ouvrir un seul de ses ouvrages et il en serait probablement demeuré à jamais ainsi sans ces quelques journée d'un repos bien mérité. Je me souviens encore précisément de la page sur laquelle j'étais tombé. C'est vers le début des "Derniers Témoins" et cet entretien est titré "Je veux toujours ma maman", en voici les dernières lignes :

"La guerre pris fin... J'attends un jour, deux, personne ne vient me chercher. Maman ne se montre pas. Pour papa, c'est différent, je sais qu'il est à l'armée. Je patiente encore deux semaines, je n'en peux plus. Je me faufile dans un train, me planque sous une banquette, et en route ! Vers quelle destination ? Je n'en avais pas la moindre idée. Je pensais - je raisonnais encore comme une enfant - que tous les trains allaient à Minsk. Et j'étais sûre que maman m'y attendait ! Papa nous rejoindrait ensuite... en héros ! Avec plein de médailles et de décorations.
Ils avaient été tués dans les bombardements... Plus tard, les voisins m'ont raconté : ils étaient partis tous les deux me chercher. Ils s'étaient précipités à la gare...
J'ai cinquante et un ans, je suis mère de famille. Il n'empêche que je veux toujours ma maman..."

Pensez ce que vous voudrez : que j'ai le cœur d'une midinette, que l'on voit, lit, entend tous les jours des choses mille fois plus dramatiques que ces quelques mots de femme déjà un peu avancée dans l'âge mais qui se souvient toujours avec autant de douleur et d'acuité de son enfance brisée durant la guerre en Russie, etc. Moi, ces mots m'ont bouleversé tout autant que cette écriture m'a soufflé. Ce livre qui m'avait pour ainsi dire harponné, inutile de vous préciser que je suis reparti avec sous le bras (ainsi que quelques autres, en bon acheteur compulsif de bouquins), qu'il ne m'a pas quitté depuis, ni physiquement, ni en pensées. Qu'après avoir strictement dévoré, halluciné, le premier titre (la guerre n'a pas, etc), les larmes au bord des yeux sur presque toute sa longueur, je suis resté tellement abasourdi de ce que je venais d'y découvrir qu'il m'a fallu attendre l'été suivant pour poursuivre avec Derniers témoins. Il m'a fallu encore pas loin de six mois pour me sentir disposé à entamer et achever cet incroyable opus avec La supplication. Un troisième et ultime choc, tant humain qu'intellectuel.

J'ai bien conscience que tout ce que je vous conte-là ne vous apprend pas grand'chose, de l'intérieur, de ce qui m'a à ce point ébranlé, bousculé mais qu'en dire sinon que c'est une oeuvre qui s'éprouve - j'irais, peu s'en faut, écrire qu'il faut la vivre, si je n'avais pas peur que ce soit absolument exagéré ou possiblement perçu comme cynique au regard de ces expériences tellement extraordinairement fortes, la plupart du temps au seuil de l'intolérable, vécues par toutes ces personnes-, et d'où il ressort d'immenses souffrances mais aussi, généralement, un amour incoercible et viscéral pour la vie, pour ses semblables, pour une simple fleur émergeant de ruines ou un sobre sourire sur le visage d'un vieil homme cassé. Je peux seulement ajouter que cette oeuvre, cette écriture, cette recomposition d'éclatements personnels de vies et de ressentis, cette manière si subtile de déplier, de déployer ces innombrables témoignages, de rendre, ainsi que l'un de ses interlocuteur l'explique, historique et communs (dans le sens de communion) des moments pourtant strictement individuels à l'origine, cette manière d'écouter les gens aussi, à mi-chemin entre le journalisme de très haut vol et l'abandon par les mots dans un cabinet feutré de psychanalyste (mais sans la lourdeur analytique), de donner matière et consistance quasiment perceptible et ductile de toutes ces existences accumulées, cumulées ne peuvent être que le fruit d'un immense talent et que, pour autant qu'on attache d'importance à un prix, en tant qu'il représente une certaine forme d'idéal en matière de Littérature, Svetlana Alexievitch le méritait plus qu'amplement... Ce dont j'ai toutes les peines du monde à me convaincre pour certain chanteur plus récent, mais là n'est pas la question (il y a juste que je ne me remets pas de cette forfaiture intellectuelle)...

Bref... Malgré une année par ailleurs d'une grande richesse en découvertes et en émotions bibliophiliques, c'est un cerveau en fusion (j'ai bien conscience du peu d'originalité de mon jeu de mot, en référence à la thématique de la Supplication, mais au point où j'en suis de personnalisation de cette critique, soyons fous !) qu'ont déclenché ces trois textes relativement indéfinissables par ailleurs mais dont j'essaierai de faire une critique individuelle à un autre moment... le temps que le réacteur refroidisse un peu !
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