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Critique de HundredDreams


Fascinante personnalité que celle de "Madame Hayat" imaginée par Ahmet Altan depuis la prison où il était incarcéré.
Accusé par la justice turque d'avoir participé à la tentative de coup d'Etat du 15 juillet 2016, l'auteur a continué à écrire du fond de sa cellule durant les cinq années de sa détention. « Madame Hayat », prix Femina Étranger 2021, a vu le jour grâce à son courage, la force de sa pensée, de son imagination et de ses rêves. Des forces qui, ne pouvant pas être emprisonnés, se sont affranchis des barreaux de sa prison. C'est cette pensée qui m'a habitée au moment de ma lecture, celle d'un monde où l'imaginaire, les rêves, les désirs côtoient la réalité et la dénoncent.

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« Mais on n'apprend pas grand-chose sur l'existence, dans les familles heureuses, je le sais à présent, c'est le malheur qui nous enseigne la vie. »

Suite à la ruine financière de l'exploitation agricole et le décès de son père, Fazil reçoit une bourse et part poursuivre ses études de lettres loin de chez lui. Il loue une petite chambre dans une modeste pension.
C'est en travaillant comme figurant dans une émission musicale télévisée pour subvenir à ses besoins que le jeune homme va croiser, à quelques jours d'intervalle, deux femmes, Madame Hayat et Sila, dont il va tomber amoureux.

Sila est jeune, belle, moderne, fière, instruite, issue d'une famille riche, mais déclassée par le pouvoir en place. Au contraire, Madame Hayat est une femme mûre, à la personnalité troublante et surprenante. Elle est libre, séduisante, charmeuse, espiègle, pétillante, tendre, réfléchie, d'un naturel optimiste. Elle va l'initier à l'amour et ses plaisirs.

« Madame Hayat était là. D'où j'étais assis je pouvais entrevoir ses longs cheveux roux, la tendresse moqueuse de son sourire. Elle portait sa robe couleur de miel. Sous la lumière des spots, elle semblait entourée d'un halo d'or qui s'embrase. »

Dans ce triangle amoureux, Fazil est écartelé entre ces deux femmes que tout oppose, l'une projetant son regard dans l'instant présent, l'autre choisissant l'avenir et une vie meilleure dans un pays étranger mais libre.

C'est dans ce jeu de contrastes, d'ombre et de lumière, de bonheur et de douleur, de soumission et d'oppression, de silences et de non-dits, de lutte et de fuite que se découvre la personnalité de Madame Hayat. En effet, si elle dévoile son corps voluptueux, ensorcelant, sensuel et plein de grâce lors des shows télévisés, elle reste une énigme dans le cercle privé.
La plume de l'auteur, belle, langoureuse, amoureuse, passionnée imprime quelque chose d'étrangement flou et de troublant dans ce récit. Madame Hayat apparaît insaisissable, mystérieuse et donc attirante, fascinante.

« Elle était comme une galaxie mystérieuse qui planait au milieu de ma vie, dont je voyais les étoiles, les feux, les scintillements, mais dont l'énigme d'ensemble demeurait insoluble. Avait-elle un secret à cacher, un secret dont elle jugeait plus séduisant de préserver le mystère, ou bien trouvait-elle tout simplement ennuyeux de parler d'elle, c'est ce que j'ignorais. Il y avait un trou noir au milieu de cette voûte étoilée, une ombre désirable qui la rendait fascinante et que je n'arrivais jamais à percer. »

Trouvant le narrateur immature et égocentrique, je me suis davantage attachée au magnifique personnage d'Hayat. J'ai aimé sa générosité, sa force et sa vivacité d'esprit, sa façon un peu désabusée de voir la vie. J'ai aimé la bulle protectrice qu'elle crée autour d'elle pour mettre à distance la violence, la peur et échapper à la servitude de ce quotidien déprimant et étouffant. Elle est éblouissante et j'ai eu un réel coup de coeur pour elle.

« Il y avait tant de choses dans son rire : les oiseaux du matin, des éclats de cristal, l'eau claire qui cascade sur les pierres d'un torrent, les clochettes qu'on accroche aux arbres de Noël, une bande de petites filles courant main dans la main. »

On ressent la fragilité de la vie dans ce pays qui restreint toutes les libertés : liberté de pensée, liberté d'expression, liberté d'aimer, liberté à la vie, liberté à avoir une vie privée. Madame Hayat incarne toutes ces libertés à la fois.

« Ne comprend-on le sens de la liberté que lorsqu'on a touché le fond ? »

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A la lecture de ce roman, on est partagé entre différentes approches.
« Madame Hayat » est tout d'abord une histoire d'amour belle et tragique, un roman d'apprentissage aussi, marqué par la peine, la culpabilité de ce jeune homme né riche, devenu pauvre qui découvre en même temps que la passion, un monde marqué par la peur, l'insécurité, la pauvreté et la solitude.

Néanmoins, vu le contexte dans lequel il a été écrit, il est évident qu'on ne peut faire l'impasse de la dimension politique du récit.
L'auteur a insufflé avec subtilité, une tension politique qui s'amplifie tout au long du récit. A la fois subtile et profonde, l'écriture d'Ahmet Altan nous emporte par sa force narrative, décrivant le climat croissant de tension, de peur, de méfiance dans ce pays jamais nommé, mais qui est très certainement la Turquie. On oscille sans cesse entre espoir et désespoir, inquiétude et insouciance, impuissance et refus de se soumettre, angoisse du lendemain et importance de profiter du moment présent.

« La vie des gens changeait en une nuit. La société se trouvait dans un tel état de décomposition qu'aucune existence ne pouvait plus se rattacher à son passé comme on tient à des racines. Chaque être vivait sous la menace de sombrer dans l'oubli, abattu d'un seul coup comme ces pantins qu'on prend pour cible dans les fêtes foraines. »

Dans ce contexte particulièrement dur, l'auteur dresse des portraits touchants des habitants de l'immeuble. Ils sont à l'image de la société turque, pleins de contrastes et de douleurs inexprimées. A travers leur chemin, leur destin, leur trajectoire qui se croisent et s'entremêlent, l'auteur dessine une nouvelle société émergente qui voit le jour avec la montée de l'oppression, du totalitarisme et de l'arbitraire, la dégradation constante des conditions sociales, la menace quotidienne d'être emprisonné, le déclassement d'une partie de la population qui se retrouve privée de ses biens.
Un sentiment de perte, de tristesse, une solitude profonde habite ce roman.

« On aurait dit que nous étions coincés dans la paume d'un géant qui pouvait nous écraser quand il le voulait, d'un seul geste, en refermant la main. Encore sous le choc, nous étions en train de comprendre que faire ce que nous avions toujours fait pouvait désormais nous valoir une condamnation, qu'il suffisait d'une blague, d'un bon mot, d'une seule phrase, pour que la police déboule à l'aube et nous embarque. »

Malgré la défiance ambiante, les habitants de cet immeuble partagent une diversité culturelle et de belles valeurs humaines de solidarité, de partage et de courage. Je les ai trouvés beaux, lumineux, et d'une certaine manière, libres, malgré tout.

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Enfin, ce roman propose une réflexion pertinente sur la littérature avec deux regards discordants qui se croisent : celui de Fazil pour qui les personnages de la fiction ont une réalité passionnante.

« La littérature est un télescope braqué sur les immensités de l'âme humaine. »

Celui de Mme Hayat qui préfère se nourrir de documentaires télévisés.

« Elle était certainement la partenaire la plus charmante qu'un homme puisse souhaiter pour un dîner, sa conversation était brillante, captivante, à sa façon de tout s'approprier avec désinvolture et ironie se mêlait une sorte de timidité, les sujets de discussion dansaient et tournoyaient à notre table tel un essaim de lucioles autour d'une lumière. »
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Pour conclure, il est difficile de rester insensible à ce récit émouvant et profond qui mêle avec finesse engagement, courage et amour. Ahmet Altan a imaginé une histoire pleine de vie, de joie, d'espoir, de désir, de douceur charnelle, mais également une histoire tragique, douloureuse, pénétrée d'appréhension, d'incertitude, de perte autant que de résistance face à la montée du totalitarisme religieux.

« Madame Hayat » est une ode à l'amour et à l'amitié, un hymne à la vie et à liberté, un bel hommage à la littérature et au pouvoir des mots. Servi par une écriture élégante et poétique, le personnage d'Hayat, véritable figure allégorique de la liberté, est divinement beau et touchant.

« … j'avoue que je peine à comprendre comment un seul être peut couvrir autant d'étendue dans la tête et le coeur d'un homme. »

Un beau roman sombre et touchant que je vous invite à découvrir.

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Merci à mes compagnons de route, Diana, Nathalie et Bernard, sans qui cette lecture aurait pris l'allure d'un voyage en solitaire.

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