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Critique de Isidoreinthedark


Paru en 1983 et réédité aux éditions Métailié, « Le plus gros jeu » est une chronique du Championnat mondial de poker de 1981, rédigée par Al Alvarez, poète et journaliste envoyé par le « New Yorker ».

L'ouvrage dépasse largement le cadre des Championnats du monde 1981, qui nous sont relatés par le menu dans les derniers chapitres. L'auteur nous propose en effet un tableau saisissant d'une ville sortie de nulle part, érigée au coeur d'un désert étouffant et entièrement consacrée au Jeu. D'une plume aiguisée et teintée de poésie, Al Alvarez nous plonge dans les entrailles de la nouvelle Babylone, cette cité artificielle où il est possible de vivre des mois sans voir la lumière du jour, ce lieu de perdition tout entier prosterné devant le veau d'or de l'époque : le billet vert.

« Ensuite, je m'allongeais sous le soleil ardent, écoutant les antennes-relais de télévision craquer sous le souffle du vent, ou arpentant le périmètre du toit afin d'admirer la ville étalée à mes pieds, ses néons éblouis par les rayons du soleil, et sa ceinture de montagnes plissées découpant l'horizon. »

Si l'ambition de l'auteur est de nous proposer un panorama de Las Vegas dépassant le cadre des Championnats du monde de poker, il ne s'attarde guère sur l'univers peu reluisant des machines à sous et des multiples jeux de hasard que propose la cité du Jeu. le poker est en effet au coeur de l'ouvrage. Si le jeu lui-même et ses innombrables variantes sont décrites avec soin, les joueurs professionnels de poker constituent in fine le véritable sujet du « livre-reportage » d'al Alvarez.

« Je suppose que c'est tragique, d'une certaine façon, mais cette ville est dure avec tout le monde. Elle vous siphonne toute spiritualité. Pour continuer à gagner sur le long terme dans le coin, il faut rester sans émotions. Mais quand un joueur est sans émotions, alors il se détache de la personne qu'il est vraiment. C'est le premier problème quand on vit à Las Vegas : on devient dénué de spiritualité ».

Ces mots confiés au narrateur rappellent à quel point l'industrie du jeu est un monstre froid, un Moloch insatiable, qui non content gagner des quantités gigantesques d'argent, dévore l'âme des joueurs dont la vie est tout entière consacrée aux cartes.

Truffé d'anecdotes, le récit virevolte telle une partie de poker où le jeu se retourne, lorsqu'un joueur sur le point de perdre finit à force d'ingéniosité et de coups de bluff stupéfiants par l'emporter sur ses adversaires. L'attention sincère que porte l'auteur aux multiples joueurs professionnels qu'il croise au long de son périple (jeunes prodiges, vieux routiers, surdoués des mathématiques bardés de diplômes, autodidactes au parcours tourmenté) est au coeur du récit aussi incarné que vivant que constitue « Le plus gros jeu ».

« Dehors sur le parcours, le soleil se reflétait sur l'eau, et l'air vif sentait l'herbe fraîchement coupée. Les oiseaux se répondaient gentiment depuis les palmiers asséchés et les genévriers. Les montagnes encerclaient l'horizon, plongées dans la brume. « Ce n'est pas de la brume », m'a expliqué Brunson. « C'est de la pollution. » »

La plume du journaliste poète nous propose quelques moments purement contemplatifs dans une chronique très centrée sur le poker, offrant au lecteur ces instants de respiration propre à la littérature. Si elle n'atteint jamais la drôlerie disjonctée de « Las Vegas parano », le chef-d'oeuvre du journalisme gonzo d'Hunter S. Thomson, cette chronique finement documentée emporte le lecteur dans le tourbillon vibrionnant des interminables parties de poker aux enjeux démesurés, qui se succèdent sans fin dans la cité du Jeu.

« Le plus gros jeu » s'attarde sur un paradoxe : l'incroyable diversité du profil des joueurs arpentant les nombreux casinos et la constance des qualités requises pour devenir un professionnel du poker : accepter les défaites avec détachement, être à la fois calculateur et fin psychologue, jouer « serré » et ne pas hésiter à bluffer quand il le faut, et surtout parvenir à oublier que les jetons empilés sur les tables représentent des sommes d'argent indécentes.

Al Alvarez nous dépeint, avec une forme de romantisme déconcertant, des chevaliers des temps modernes, libres de toute hiérarchie, ne dépendant que d'eux-mêmes, intrépides, supérieurement intelligents, prêts à tout perdre pour mieux rebondir et gagner encore et encore.

« Au crépuscule, la brume se dissipait et le coucher de soleil nimbait les montagnes à l'horizon d'une lueur rose. Un soir, un croissant de la nouvelle lune s'élevait au-dessus d'elles, volant brièvement la vedette aux lumières mouvantes de la ville en dessous. Mais à ce moment-là, j'étais déjà suffisamment sous le charme des lieux pour me demander si observer la lune à travers une vitre ne me porterait pas la poisse. ».

Même simple spectateur, Al Alvarez a peut-être laissé une partie de son regard de poète à Vegas, comme en témoigne cet instant étrange où l'inquiétude du joueur l'emporte sur la contemplation presque enfantine de la lueur d'un croissant de lune au coeur de la nuit.

La chronique proposée par le journaliste surprend par une forme de glorification de ce qui n'est qu'un jeu, mêlant stratégie, calcul de probabilités, gestion de ses émotions, aptitude à « lire » ses adversaires et chance. Si les interminables parties se déroulant autour d'un tapis vert sont indéniablement une métaphore de la vie, elles ne sont pas La Vie.

Hypnotisé par la virtuosité des joueurs qu'il côtoie dans la cité du vice, l'auteur semble oublier que le poker n'est qu'un jeu artificiel et vain, une montagne de billets verts amassés par des joueurs au teint blême qui tentent de donner un sens à leur existence, au risque de tout perdre, y compris leur âme.

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