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Critique de Isidoreinthedark


Edmund a dix-sept ans et vient de s'évader d'un camp. Il rejoint un groupe de partisans juifs, qui combattent sans relâche les forces du Mal dans les Carpates ukrainiennes. Un groupe de quelques dizaines de combattants dirigé par le charismatique et tourmenté Kamil, un chef pour qui le sens religieux et spirituel de son combat n'est pas un vain mot. Les partisans harcèlent les Allemands, font dérailler des trains emplis de Juifs menés vers un four crématoire, et continuent de croire en des jours meilleurs, dans un climat de rigueur militaire, de fraternité, et de prière.

« Kamil réagit aussitôt : « ce n'est pas pour cela que nous sommes ici. Nous allons conserver un visage humain, et nous ne laisserons pas le Mal nous défigurer. » »

Le chef des partisans est pleinement conscient que la victoire ne sera pas seulement militaire, tandis que gronde la retraite en rase campagne de l'armée allemande depuis le front russe. La victoire sera spirituelle ou ne sera pas. C'est l'inlassable mantra de Kamil. C'est ce qu'il s'efforce d'enseigner à ses hommes peu armés, souffrant de la faim, du froid et du faible espoir de survivre face à l'armée allemande. Colosse expert en guérilla, Kamil est un être habité, pour qui le sort de son peuple ne se joue pas uniquement dans la défaite militaire allemande. Il est hanté par la fidélité aux croyances religieuses de son peuple, par l'existence d'une transcendance qui sublime leur combat terrestre, d'un Dieu de miséricorde en qui se trouve la véritable source de son combat contre le Mal.

Le groupe de partisans se cache dans « le pays de l'eau » pour échapper à ses bourreaux, commet de menus larcins dans les fermes avoisinantes, reste sur le qui-vive, et bouge sans cesse afin de rester insaisissable. À l'arrivée de l'hiver, les hommes et les quelques femmes qui les accompagnent monteront leur camp de fortune sur la cime d'une colline des Carpates environnantes.

Si Felix joue le rôle d'adjoint taiseux et efficace de Kamil, l'autre personnage clé des partisans est une vieille femme de quatre-vingt-treize ans. Tsirel, qui sait que ses jours sont comptés, a parfois des visions d'une attaque ennemie et sauve l'escouade d'un terrible massacre.

« Quand Kamil vint remercier Tsirel, elle lui répondit : « Ce n'est pas moi qu'il faut remercier, je ne suis rien. Je ne vois que ce que Dieu me montre. » »

Tsirel tient également le rôle de l'ancêtre pétrie d'une sagesse infinie auprès de qui chacun vient chercher le réconfort qui émane de la douceur de ses paroles. Elle a connu des parents et des grands-parents de plusieurs membres des partisans, et peut raconter aux malheureux qui ont perdu leurs proches, des anecdotes qui redonnent vie aux disparus. Et pourtant. le véritable rôle de Tsirel est d'incarner ce lien vers le Dieu d'Israël qui est le ciment de l'union des partisans.

« Elle garda son calme et dit doucement :
« Écoute ce qu'une fille d'Israël ayant atteint le grand âge te dit : nous serons toujours ensemble. Ces montagnes m'ont appris à l'être. Et si tu ne me vois pas demain en te levant, imagine-moi dans le monde de Vérité. C'est une erreur de penser que les frontières existent. La Torah et l'amour nous relient, ici et là-bas. Les portes sont un leurre, une invention de Satan. Celui qui a vu les voix et entendu les éclairs sur le mont Sinaï est une partie du Dieu céleste. » »

La figure tutélaire de la petite communauté de combattants a un pied dans l'au-delà, dans ce lieu qu'elle nomme le monde de Vérité. Elle incarne une sagesse qui n'est pas de ce monde, et si tous ne comprennent pas ce qu'elle dit, le respect qu'elle inspire est unanime.

Sous la direction improbable de Kamil, un chef de guerre hanté par la dimension spirituelle de sa tâche, de Felix, un militaire efficace et taiseux et de Tsirel, une vieille femme touchée par la grâce et délaissée par la pesanteur, les partisans vont tenter de survivre, et continuer d'harceler les trains pour l'enfer conduits par les Allemands, en espérant que la progression de l'Armée rouge soit suffisamment rapide.

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Dans « Les partisans », Aharon Appelfeld continue de nous conter la Shoah, sans nous en parler directement. Si le roman se concentre sur le destin peu commun d'une escouade de résistants juifs, décidés à combattre l'hydre du Mal jusqu'à leur mort, l'ombre de la solution finale, de ces trains qui circulent sans fin, la fumée qui s'échappe des fours crématoires, planent sur ce roman glaçant de réalisme.

En mettant ses pas dans ceux d'Edmund, l'auteur quitte le rivage de l'autofiction pour construire un récit qui s'éloigne de son expérience personnelle de la seconde guerre. Un récit qui mêle scènes d'action et incises méditatives, qui tente de nous rappeler que si le combat est un mal nécessaire, l'essentiel est ailleurs, et que peu importe les pertes, c'est bien la survie de l'âme juive qui est en jeu.

Comme dans ses autres romans, Appelfeld accorde une importance extrême aux mots. Il se refuse à décrire le Mal, car certaines réalités échappent au langage. Il faut se montrer économe, choisir le mot juste, et à défaut s'abstenir au risque de travestir le réel. La prouesse de l'auteur est de réussir à tenir sa promesse.

« Je voulus lui dire, sans y parvenir que nous étions par-delà le Bien et le Mal.
Nous étions dans le monde du silence ».

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Il existe en allemand un mot « Heimweh », qui signifie le mal du pays, que l'on traduit par nostalgie. Ce terme renvoie à la douleur d'un monde perdu, et, pour une raison qui me dépasse, je ressens cette douleur d'un monde lointain, celui de mes ancêtres polonais, quand je lis Appelfeld. J'aperçois ces trains maudits, la fumée qui émane des fours dissimulés dans la forêt, je vois les forces du Mal dans la nuit.

Le miracle de la douceur de la prose de l'auteur, son absence absolue de ressentiment, sa quête sincère d'une transcendance, m'apporte une consolation imprévue. Cette consolation est ma récompense, une récompense que je reçois comme un présent inattendu, et que je ne décrirai pas davantage, de crainte de ne pas trouver les mots justes.

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