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Critique de Nastasia-B


Vous allez sûrement me prendre pour une folle. Eh bien, tant pis ! je prends le risque. De toute façon, ce ne sera ni la première ni la dernière fois. Aujourd’hui, je vais vous parler de bonheur. Oui, de bonheur. Oh, pas le petit bonheur bon marché qu’on nous sert à droite à gauche ici ou là. Pas le genre de bonheur suffisamment veule pour accepter de se laisser acheter avec une poignée de billets.

Non, je vais vous parler d’un genre de bonheur très spécial qui pourrait s’apparenter à la grâce, ou du moins à l’instant de grâce, celui où vous auriez presque la sensation d’avoir goûté au sublime. Des instants rares, des instants fugaces mais des instants importants entre tous…

Les canards sauvages et moi, c’est une longue, longue histoire d’amour ; une histoire qui remonte loin, loin dans mon enfance. Sans doute, même, avant mon enfance… J’ai grandi à la campagne. Mon père était furieusement chasseur. D’ailleurs, il l’est toujours l’animal. Ce n’est pas que cela me réjouisse ni que j’en sois particulièrement fière ; mais… c’est mon père ! (Je remarque que comme Florence dans l'autre critique écrite sur ce livre c'est par l'entremise de nos pères que nous sommes allées vers ce livre. Peut-être y aurait-il quelque chose à creuser là-dessous, mais c'est un autre sujet… Coucou Florence !)

Cette espèce de maladie qu’il transporte avec lui depuis des décennies, cette passion pour la chasse a eu pour effet — outre d'engendrer nombre de cadavres —, de lui faire pénétrer un certain nombre de secrets de la vie animale. Quand vous êtes observateur, patient, un brin malin et méthodique, vous finissez par en connaître un rayon sur le comportement animal. Et, après une thèse en éthologie, après avoir lu des tonnes d’articles scientifiques, après avoir côtoyé un certain nombre de pointures dans ce domaine, ce n’est pas de la suffisance d’affirmer que mon paternel est sacrément doué pour l’analyse du comportement animal.

Pas un savoir théorique, pas d’équation, pas d’hypothèses universelles, non : un savoir local, un savoir de quelqu’un qui n’a jamais ouvert un bouquin, un savoir qui touche plus à celui d’enquêteur qu’à celui de bandit, quoique… Bref, un homme que vous parachutez n’importe où, dans un champ, dans une forêt, dans un marécage et qui en 20-30 minutes d’analyse et une matinée d’affût vous montre ce que vous n’auriez jamais pu voir en toute une vie.

Étant enfant, mon père m’emmenait quelquefois à la chasse au canard dans les marais de la vallée de la Dives (pour ceux qui l’ignorent — mais y en a-t-il qui l’ignorent ? — c’est dans le Calvados). Il s’imaginait probablement que j’aurais fini par prendre la chasse en affection. Là-dessus, il s’est planté et bien planté. Mais en revanche, pour ce qui est de l’amour de la faune sauvage, il a mis dans le mille. Il m’a transmis un véritable amour des anatidés.

Pendant des années, j’ai élevé ses canards, ceux qui lui servaient d’appelants — les complices de quelques-uns de ses meurtres ! Mais, quand on y réfléchit bien, jusqu’au fond des chaînes de causalité, on est tous complice de quelque meurtre, à deux pas ou à 20 000 kilomètres. (Posez-vous cinq minutes, réfléchissez, vous verrez. Ça donne le vertige la toute première fois qu’on y pense… puis après, on s’habitue.)

Toujours est-il que, comme Konrad Lorenz, c’est par amour pour les oiseaux de la famille des canards que j’en suis venue à faire des études supérieures, à user pas mal d’années de ma vie à rester figée comme un piquet, sans bouger pendant des heures jusqu’à avoir le cou qui brûle et l’impression que votre tête va tomber toute seule, comme la queue d’une pomme qu’on a trop entortillé.

Vous attendez. (rien) Vous attendez. (rien) Vous attendez encore. (encore rien) Vous attendez toujours. (toujours rien) Vous baissez la tête trois secondes et paf… vous avez failli rater le moment crucial. (là vous obtenez un minuscule dédommagement, mais des miettes, en vérité. Est-ce que tout ça en valait vraiment la peine ? Qui pourrait le dire ?) Alors vous ré-attendez. (re-rien) — je vous passe quelques tours de garde et quelques miettes de sourire glanées ici ou là — Vous relevez la tête et…

… waouh ! Le truc que vous n’imaginiez pas, même dans vos rêves les plus farfelus. C’est lui qu’on était venu chercher. On le sait tout de suite, il ne fait pas semblant. C’est lui l’instant de grâce. C’est lui, cette petite pépite de bonheur qui vous irradie, qui vous rembourse au centuple de vos longues heures de morne attente. C’est lui votre shoot. Et comme tout bon drogué qui se respecte, vous ne rêvez désormais plus que d’une seule et unique chose : votre prochain shoot. Qu’il soit encore plus beau, plus gros, plus long que celui que vous venez de vivre.

Alors vous me croirez si vous voulez, mais des shoots de ce genre, j’en ai connu avec les canards sauvages. Oui, oui, bien sûr, vu de votre siège, c’est risible. Oui, ça prête le flanc à quelques saillies drolatiques : « Tu sais quoi ? La Nastasia, elle prend son pied avec des canards ! » Bien sûr vous pouvez le penser, le dire et même me le cracher au visage. Ça fait partie du jeu, les humains sont comme ça.

Il n’empêche que mes moments de grâce je les ai eus. Je les ai cherchés, recherchés, j’ai transpiré pour, je me suis fait dévorer par les moustiques pour, je me suis gelé les doigts et les pieds pour, j’ai rempli plusieurs fois mes bottes ou perdu l’une d’elle coincée dans la vase, mais je les ai eus ou plutôt… je les ai gagnés !

Ce genre de truc, vous ne pouvez pas l’acheter ; ça n’a pas de prix : c’est un vol majestueux, c’est une espèce rare que vous êtes la seule à deux cents kilomètres à la ronde à avoir remarqué à ce moment précis, ce sont des savants calculs que vous avez effectués mentalement pour estimer à quel endroit ils allaient se poser, des calculs qui ont échoué mille fois et des calculs qui aujourd’hui ont eu tout bon sur toute la ligne.

Quelqu’un qui a déjà assisté à la parade nuptiale des mâles sarcelle d’hiver peut comprendre toute la beauté, la grâce et le lyrisme de ce que j’exprime en termes si lourds qu’ils ne pourront jamais décoller. Quelqu’un qui a déjà vu arriver sur lui l’élégance d’un vol de pilets un matin de janvier où il gèle à pierre fendre, quelqu’un qui a déjà entendu les concerts des siffleurs d’Europe, quelqu’un qui a déjà sentit son cœur battre et palpiter parce qu’un souchet sauvage est en train de barboter avec sa grande spatule à moins de deux mètres de vous… oui, ceux-là pourront comprendre ce que c’est que ce bonheur-là, ce que c’est que ce shoot-là.

Pour les autres, il vous reste ce livre. Un livre réellement admirable. Un livre qui se partage très harmonieusement entre fond (les écrits documentaires et scientifiques de Matthieu Guillemain) et la forme (les superbes photos d'Erwan Balança).

Des photographies qui ne volent rien de la majesté, de la beauté, de l’élégance, du dynamisme de ces oiseaux. Un florilège de canards pilets (Anas acuta), de fuligules milouins (Aythya ferina), de sarcelles d'été (Anas querquedula), de canards chipeaux (Anas strepera), de fuligules morillons (Aythya fuligula), de sarcelles d'hiver (Anas crecca), de canards souchets (Anas clypeata), de siffleurs d'Europe (Anas penelope), sans oublier, bien sûr l'inévitable canard colvert (Anas platyrhynchos).

C'est fort malheureusement que le commun des mortels a tendance à baptiser ces oiseaux de patauds, de gauches ou de pas très finauds. Après les corvidés, ce sont les oiseaux les plus intelligents de la planète et quant à l'élégance, la prochaine fois que vous ricanerez à voir un canard se dandiner sur le sol, songez par devers vous que la terre ferme n’est que son troisième élément. D’abord et avant tout l’eau (dessus, dessous, c’est égal), milieu où même les plus doués d'entre nous feraient pâle figure auprès d'eux, puis l’air (n'en parlons même pas pour l'espèce humaine, ce serait risible) et quel pilote agile, quelle fusée capable de transpercer à toute allure une forêt inondée sans toucher la moindre brindille en vol, plus vite encore que dans vos jeux vidéo et ensuite seulement la terre ferme. Et même sur la terre, vous qui ricanez si fort de sa démarche, je vous mets au défi d’attraper un canard à la course en terrain découvert.

Sur le fond, un ouvrage très sérieux qui vous constituera une bonne connaissance de base sur la question des canards de nos régions et qui vous invitera peut-être à aller creuser encore un peu ou à essayer d'aller les observer in situ (excusez-moi les francophones du Canada ou d'ailleurs, mais sachez que vous avez aussi des espèces admirables dont je suis parfois jalouse. Je pense notamment aux arlequins plongeurs (Histrionicus histrionicus), aux garrots albéoles (Bucephala albeola), aux canards carolins (Aix sponsa) ou encore aux sarcelles soucrourou (Anas discors) qu'on ne risque pas de voir chez nous.)

Bref, un superbe livre superbement documenté. Alors, ce n’est pas juste un exercice de politesse aujourd’hui. Merci, sincèrement merci à Glénat. Merci à Babelio et à masse critique pour l’envoi de ce livre. Du fond du cœur, merci. J'en profite pour saluer cette initiative de Glénat d'étendre sa gamme à des sujets moins vendeurs et en ne lâchant rien sur la qualité de l'objet livre. Chipeau Glénat… euh… chapeau ! voulais-je dire, mais vous aviez corrigé de vous-même.
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