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Critique de AnnaCan


« Depuis le sommet de l'aristocratie jusqu'aux bas-fonds de la plèbe, tous les acteurs de sa Comédie sont plus âpres à la vie, plus actifs et rusés dans la lutte, plus patients dans le malheur, plus goulus dans la jouissance, plus angéliques dans le dévouement, que la comédie du vrai monde ne nous les montre. Toutes les âmes sont des armes chargées de volonté jusqu'à la gueule. C'est bien Balzac lui-même. »

Charles Baudelaire

Dotées d'une vitalité hors du commun, ces âmes comme des armes chargées de volonté jusqu'à la gueule poursuivent avec hargne, avec candeur, avec abnégation, avec détermination leur objectif. Objectif, le mot est faible, il ne rend pas justice à la sorte de folie qui anime et habite les hommes et les femmes chez Balzac. Attachés de façon absolue à l'une des grandes illusions de l'existence — l'amour, l'art, l'argent, la politique, la beauté, la jeunesse, la religion… — voués à une unique passion qui le plus souvent vire à l'obsession, ils se hissent à des sommets d'où les excès, une monomanie les poussant à aller trop loin, à en demander toujours plus, à tout sacrifier à leur cause, les précipitent dans le vide avec pertes et fracas. Leur passion, feu dévorant qui les stimule, les aiguillonne et les amène à se surpasser, est aussi ce qui les consume et les détruit. C'est ça, Balzac. Et c'est grandiose et pathétique, c'est hideux, c'est repoussant et c'est d'une beauté stupéfiante. Ça vous souffle dans les bronches, ça vous requinque un moribond, ça vous réveillerait un mort tant c'est plein de vie. Comme le dit Stephan Zweig avec un sens admirable de la litote, « Les hommes tièdes n'intéressent pas Balzac ». Ah ça non!

Je n'avais jamais relu Balzac depuis mes années de lycée. le hasard du calendrier, un engagement pris avec mon amie Hélène (@4bis) que je tiens à remercier pour sa compréhension et sa patience, ont voulu que je me plonge dans la lecture de la cousine Bette au moment où j'étais clouée au lit par une vilaine grippe. C'est peu dire que cet auteur incroyable, traversant allègrement les deux siècles qui nous séparent, est parvenu à m'insuffler son énergie vitale. Il m'a littéralement portée pendant cette semaine éreintante. J'en aurais pleuré de reconnaissance. Certes, il y a des choses qui ont vieilli chez Balzac, un style parfois un poil grandiloquent, des situations un peu trop rocambolesques pour paraître réalistes, des retournements de situations un peu trop théâtraux pour paraître crédibles… mais quelle énergie! Et quel sens de la psychologie! À force d'étudier ses personnages sous toutes les coutures, d'en décortiquer tous les rouages, il les rend plus réels à nos yeux que ceux qu'on côtoie tous les jours, pâles ectoplasmes traversant furtivement notre existence.

Mais de quoi parle La cousine Bette, roman tardif, paru en feuilleton en 1846? Eh bien, je dirais des passions humaines déclinées sous toutes leurs formes, et c'est à peu près tout. le contexte socio-historique est à peine ébauché, on y trouve très peu de digressions d'ordre artistique, sociologique, philosophique, on reste collés aux personnages et à l'intrigue pendant 540 pages, ce qui, personnellement, m'allait très bien.
Lisbeth, la cousine qui donne son titre au roman, vieille fille laide et désargentée, est tout entière habitée par une passion dévorante, une de ces passions tristes susceptibles d'engendrer malheur et désolation : le ressentiment. Mue par une jalousie féroce à l'endroit de sa belle cousine Adélaïde Hulot, une jalousie recuite qui plonge ses racines loin dans l'enfance, la Bette voue sa vie à l'accomplissement de son unique obsession : la vengeance. Mais si la vengeance est un thème récurrent en littérature depuis l'Antiquité jusqu'au dix-neuvième siècle, j'ai trouvé particulièrement originale la façon dont le traite Balzac. Bette se venge non pas de personnes qui lui ont fait du tort, au contraire, puisque la famille Hulot l'a extraite de sa campagne pour l'accueillir en son sein. Non, elle se venge à des décennies de distance des humiliations reçues dans l'enfance, quand on réservait à sa cousine Adélaïde, en raison de sa beauté, les tâches délicates quand elle, Bette, devait s'adonner aux rudes travaux des champs. de même, j'ai trouvé très intéressant que Lisbeth ne soit pas réduite au rôle de fruit sec desséché racorni par l'amertume, incapable de sentiments auquel l'intrigue semblait devoir la cantonner. C'est une femme de passion capable de tomber éperdument amoureuse d'un jeune réfugié polonais sans le sou qu'elle va littéralement faire renaître à la vie, puis bichonner et soutenir, enfin entretenir financièrement jusqu'à ce que l'ingrat, lassé de ses soins constants et tyranniques, ne lui échappe et épouse Hortense Hulot, la fille de la cousine honnie. le coup est terrible pour Bette qui, dès lors, poursuit le cours de sa vengeance avec une vigueur renouvelée, mais cela ne l'empêche pas de retomber en amour, d'une femme cette fois, l'irrésistible Valérie Marneffe.
« Lisbeth, étrangement émue de cette vie de courtisane, conseillait Valérie en tout, et poursuivait le cours de ses vengeances avec une impitoyable logique. Elle adorait d'ailleurs Valérie, elle en avait fait sa fille, son amie, son amour ; elle trouvait en elle l'obéissance des créoles, la mollesse de la voluptueuse ; elle babillait avec elle tous les matins avec bien plus de plaisir qu'avec Wenceslas, elles pouvaient rire de leurs communes malices, de la sottise des hommes, et recompter ensemble les intérêts grossissants de leurs trésors respectifs. »

Quant à Valérie Marneffe, véritable coeur du roman, vortex dans lequel tous les personnages du livre semblent destinés à sombrer, elle incarne à elle seule l'objet de la passion. Devenu le bras armé et consentant de Bette dans l'accomplissement de sa vengeance, elle s'y adonne avec une rouerie, une bonne humeur, un naturel déconcertants. Mais là encore, si Valérie ne représentait qu'une Idée, la figure de la courtisane dénuée de tout scrupule qui ruine les hommes et leurs familles, ce serait certes édifiant, mais pas très intéressant. Ce qui est passionnant, c'est la façon dont Balzac s'attache à son personnage, nous décrivant sa coquetterie, son esprit, son élégance, sa beauté avec une telle minutie, avec une telle attention, une telle affection qu'il nous la ferait presque aimer en retour.
Comme Choderlos de Laclos avec sa marquise de Merteuil, Balzac campe un personnage particulièrement malfaisant mais grandement excusable. Ainsi que le résume le critique Hippolyte Taine, « Balzac aime sa Valérie ; c'est pourquoi il l'explique et la grandit. Il ne travaille pas à la rendre odieuse, mais intelligible. »
Et c'est pourquoi il me semble que ce livre, au-delà de l'indéniable plaisir qu'il procure, a encore beaucoup à nous dire.

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