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Critique de JulienDjeuks


Ce court essai aborde la question du social en commençant par l'analyse du concept apriori anodin de « masses », un mot bien pratique dont les médias usent et abusent et que toute la population reprend sans y faire attention. C'est l'une de ces notions imprécises, totalement vides qui pullulent de plus en plus dans le langage pseudo « moderne » du journalisme, du management, de la vulgarisation scientifique, du politiquement correct et de l'euphémisme permanent... mots qui sont utilisés pour leur valeur symbolique souvent identitaire mais qui ne désignent rien en particulier (innombrables anglicismes du monde de l'entreprise qui renvoient à la réussite américaine, « liberté », « authenticité », « bienveillance », « résilience » – réversibles comme des vestes…). Qu'est-ce donc qu'une personne faisant partie de la masse ? Rien, une personne totalement dépouillée de sa personnalité, de son caractère d'animal social et politique. C'est une notion péjorative qui efface l'humain. Elle recouvre en fait la notion plus populaire de « gens ». Et comme tout le monde le proclame aisément en coeur : « Les gens sont c… ! ». En effet, ces « gens » dépouillés de leur histoire personnelle et collective, hors de leur appartenance de groupe, de leur imbrication sociale et professionnelle, de leurs engagements, ne sont plus réduits qu'à leur plus petit dénominateur commun : leur comportement de mouton.

Négliger la complexité humaine, c'est mépriser, mal-prendre, réduire un être vivant au degré d'unité de masse (en électricité, être à la masse c'est ne pas être sous tension…). Ainsi, l'utilisation même de ce terme, que ce soit dans un but noble ou pour dénigrer, est une erreur qui par faiblesse définitoire, contribue au renforcement de cette masse informe. le parallèle avec le terrorisme est clair : en visant au hasard, sans cible précise, le terroriste crée une masse dominée par la peur ; finies les luttes sociales, les débats, les nuances, ne restent que des visages effacés. Jean Paulhan, dans Les Fleurs de Tarbes, appelait « terroristes » les écrivains qui se méfiaient de la langue, rhétoriqueurs ceux qui lui faisaient confiance. Baudrillard qualifierait volontiers de terroristes les discours qui usent de mots vides comme « masse ». Insulter les masses, les gens, où même les considérer comme unités de masse sans identité, c'est attaquer ce qui fait l'humain. le journaliste, le politique, le policier, l'administratif, voire même le médecin et l'enseignant, deviennent peu à peu des figures détestables car elles ne s'adressent plus à chacun de nous comme à un être humain spécifique, mais comme à une unité de masse à laquelle on prête par avance tous les défauts généralement distribués dans la masse…

Mais le concept même de « social » n'est-il pas également aujourd'hui un leurre, un concept vide pour la plupart de ceux qui l'utilisent…? Il serait ainsi inutile de chercher à créer du social car les hommes seraient des égoïstes-nés (tels que les conceptualise l'économie de marché : l'homo oeconomicus, qui rivalise pour survivre… nous sommes les moutons d'un même troupeau, et les plus rapides échappent au prédateur…). Les médias, analyses et discours politiques feraient semblant de vouloir dynamiser un social auquel ils ne croient pas… Leur action serait alors une supercherie, un spectacle de plus dans une matrice qui ferait croire à une élaboration de l'homme alors qu'il s'agit simplement de domination (rappelons que Baudrillard est la grande source d'inspiration du film Matrix). Dans un second glissement, le social est peut-être considéré par certains (les élites) comme des actions destinées à aider les minorités en difficulté (faire du social)… En ce cas, l'action des médias, analyses, discours… reviendrait à considérer que toute personne échappant au concept de masse est un homme anormal, malade… malade parce que refusant son rôle de clone substituable ? Malade par rapport à un idéal d'homme robot qui obéit et ne pose plus de problème ? le social dans son sens traditionnel (par exemple dans l'anthropologie), c'est l'organisation du groupe dans laquelle sont pris les individus et qui fait qu'ils ont un rôle particulier, une vision relative à leur place, et qui fait qu'ils sont complémentaires et enrichis les uns des autres, ce qui fait que pris socialement, un individu est bien plus et bien autre que l'individu moyen des masses. Cette conception de l'homme social est évidemment inadaptée et même inutile pour des sociétés de consommation où l'identité et l'épaisseur d'un individu se définissent par ses achats… (cf. Baudrillard 1968, le Système des objets)

Dans « L'extase du socialisme », article publié quatre ans plus tard, peu après l'élection de Mitterrand, Baudrillard se montre extrêmement dur à l'heure d'une euphorie certaine. de manière paradoxale, il présente la réussite électorale du parti socialiste comme l'enterrement des aspirations populaires à un système différent, donc du socialisme comme idéologie de transformation de la société (caractérisée notamment par l'idée de révolution). le parti socialiste qui s'en réclame car il en porte le nom (tour de passe-passe lexical, mais porte-t-il vraiment la dynamique d'action ? ou n'est-ce que discours creux, postures, symbolique ?), donne l'illusion que ces revendications de changement sont portées par lui dans le débat démocratique, qu'elles seront entendues et acceptées si l'on vote pour lui. Son accession au gouvernement, son acceptation par le système, donne l'illusion que l'idéologie est triomphante, acceptée et acceptable… Hors de lui, les demandes de réforme – celles qui remettent en question le système – seraient irrecevables, irraisonnables ou disproportionnées (menant à l'instabilité, à l'anarchisme ou à la révolution sanguinaire, à la Terreur). le revirement idéologique du gouvernement de Mitterrand de 1983 en matière d'économie semble lui donner raison : la désillusion qui s'ensuit, la déception des attentes populaires, entraîne une décrédibilisation non du parti mais de l'idéologie socialiste (à nouveau par report lexical), les basses classes sociales vont peu à peu se détourner de l'élection et de l'action politique (ça ne changera jamais rien !) et rechercher ailleurs d'autres remises en cause du système (tricherie, terrorisme, extrême droite… qui accroissent la masse). Ainsi le triomphe du socialisme entraîne sa propre destruction.

Ainsi, par la magie du langage, le système organise à l'intérieur même de sa matrice, toute une illusion de lutte sociale, de remise en question du système, mais qui n'a jamais comme but que l'élimination de toute opposition… Baudrillard donne l'impression de participer à une vision complotiste ou « illuminati » du monde, mais la matrice de la société de consommation n'est pas un pouvoir organisé et conscient, mais plutôt une usine à produire des valeurs vides et piégeuses. En cela, la pensée de Baudrillard est complémentaire de celle de Günther Anders dans L'Obsolescence de l'Homme : la modernité tend à rendre l'humain, au sens fort, caduc, inadapté, démodé ; elle n'est productrice que de fantômes, illusions de vie sociale et politique.
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