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Critique de Rusen


Merci tout d'abord à Babelio ainsi qu'aux éditions Klincksieck pour cet ouvrage reçu dans le cadre de Masse Critique.

Né au sein de l'Empire Russe en 1870, Alexandre Berkman émigre aux États-Unis alors qu'il est âgé de 17 ans et s'implique rapidement dans l'activisme politique. En 1892, à 22 ans, il tente d'assassiner le riche industriel Henry Clay Frick, responsable de dix morts et d'une soixantaine de blessés lors d'un conflit avec des ouvriers de Homestead en Pennsylvanie après avoir fait appel à des casseurs de grève, ce qui vaut à Berkman une condamnation à vingt-deux ans de prison. Il en sortira finalement en 1906 et collaborera à plusieurs magazines et journaux anarchistes comme The Blast ou Mother Earth Bulletin, avec Emma Goldman.
C'est en sa compagnie ainsi que celle de 247 autres américains qu'il sera expulsé vers la Russie en 1919, voyage qui durera jusqu'en décembre 1921, couvrant la période du communisme militaire et de la Nep qui a succédé, et durant lequel Alexandre Berkman tiendra un journal.


Bien qu'anarchiste, Alexandre Berkman est d'abord plus qu'enthousiaste à l'idée de rejoindre la Russie, il a « accepté les bolchéviks comme l'avant-garde sincère et intrépide de l'émancipation sociale de l'homme » et « aspirai[t] avec ferveur à travailler avec eux, à participer au combat contre les ennemis de la révolution et à aider le peuple à en récolter les fruits ». A bord du navire militaire Buford, il inscrit dans son journal : « Quelle joie de voir la révolution de mes propres yeux, d'y participer et d'aider ces gens formidables qui sont en train de transformer le monde ! », il qualifiera également son arrivée en terres communistes comme le jour le « plus sublime de [s]a vie. ».

Profitant de son aura de « célèbre révolutionnaire américain », Alexandre Berkman est bien vu des bolchéviks mais a rapidement l'impression qu'un «voile discret » est jeté sur sa personnalité car ses tendances anarchistes ne sont jamais mentionnées. Son optimisme des débuts vire au doute alors qu'il est témoin des tendances autoritaires du régime bolchévik, du large usage de la violence, des pogroms et des exécutions sommaires, de la répression des « contre-révolutionnaires », « spéculateurs » et autres victimes enfermées dans des conditions exécrables, « sans accusation ni jugement » « jusqu'à la fin de la guerre civile ».
Si une partie de l'entourage de Berkman défend encore le régime communiste comme une « période de transition » nécessaire pour assurer le triomphe de la Révolution, d'autres condamnent « l'État bolchevik comme étant la tyrannie la plus absolue, une dictature qui s'exerce sur le prolétariat ». « Le terrorisme et la centralisation du pouvoir aux mains exclusives du Parti communiste, accusent-ils, ont aliéné les masses, limité la croissance révolutionnaire et paralysé toute activité constructive. Ils dénoncent la Tcheka qu'ils jugent contre-révolutionnaire et qualifient la razvyorstka de vol pur et simple, responsable des multiples insurrections paysannes. ».

C'est finalement la répression sanglante de l'insurrection de Konstadt en 1921 qui viendra détruire totalement et irrévocablement la foi de Berkman dans les bolchéviks et le poussera, en publiant son témoignage, à «  rapprocher le lecteur du peuple russe et de son épouvantable martyre ». « Il était devenu clair pour moi que jamais, en aucune circonstance, je ne pourrais accepter cette dégradation de la personne humaine et de la liberté, ce chauvinisme de parti et cet absolutisme d'État qui étaient devenus l'essence de la dictature communiste. J'ai enfin compris que l'idéalisme bolchévik n'était qu'un MYTHE, une illusion dangereuse, fatale à la liberté et au progrès. »

Le journal d'Alexandre Berkman est le récit d'une désillusion, d'espoirs « déflorés et brisés par la main impitoyable de la dictature ». Tenu au jour le jour, il permet, dans un style très fluide, de se faire une idée de l'ambiance chaotique de la Russie d'alors, en pleine Terreur Rouge et voyant poindre les famines et la dékoulakisation à venir, avant même l'arrivée au pouvoir de Staline.
« Chaque jour les preuves accablantes s'accumulaient. Je voyais la lutte des classes, terminée depuis longtemps, devenir une guerre de vengeance et d'extermination. Je voyais les idéaux d'hier trahis, le sens de la révolution perverti, son essence caricaturée en réaction. Je voyais les ouvriers abattus, la totalité du pays réduit au silence par la dictature du Parti et sans brutalité organisée. Je voyais des villages entiers dévastés par l'artillerie bolchevique. Je voyais les prisons remplies – non pas de contre-révolutionnaires, mais d'ouvriers et de paysans, d'intellectuels prolétaires, de femmes et d'enfants affamés. Je voyais les éléments révolutionnaires persécutés, l'esprit d'Octobre crucifié sur le Golgotha de l'État communiste tout-puissant. »

Alexandre Berkman croise lors de son voyage quelques grandes figures historiques, comme Bertrand Russell et sa délégation anglaise, Piotr Kropotkine qui considère que les bolchéviks « ont montré comment la révolution ne doit pas être faite » ou Emma Goldman qui l'accompagne. L'ombre de Nestor Makhno plane également, en particulier lorsque Berkman visite l'Ukraine.
Toutefois, ce qui frappe particulièrement dans le journal de Berkman, ce sont les scènes de la vie de tous les jours, la souffrance des laissés pour compte et des anonymes...
« Les jours qui passent sont gris. Les braises de l'espoir se sont éteintes une à une. La terreur et le despotisme ont broyé la vie qui avait vu le jour en Octobre. On a abjuré les slogans de la révolution, étouffé ses idéaux dans le sang du peuple. le souffle du passé condamne des millions d'êtres à la mort ; l'ombre du présent plane tel un voile noir au-dessus du pays. La dictature piétine les masses populaires. La révolution est morte, son esprit hurle dans le vide. »

Une lecture plus que recommandable, au final, bien que nécessitant de connaître au moins les grandes lignes de ce qui s'est passé à l'époque en Russie, avec pour visée « une démystification informée et impitoyable de cet événement qui a constitué jusqu'en 1989 un des piliers de notre monde, de notre horizon historique ».
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