AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de CeCedille


C'est dans l'ombre portée de la grande peste de 1348 que se déploient les cent récits du Décaméron de Boccace : dix récits en dix jours, par dix récitants, sept femmes et trois hommes, réunis dans une plaisante demeure, à la campagne. Il s'agit de fuir Florence et ses miasmes pour retrouver les plaisirs des réunions aristocratiques, où chacun régale ses hôtes, à son tour, dans une forme de potlatch de divertissements autour d'une bonne table. le spectre de la peste tient tout entier dans l'introduction à la première des dix journées. Ce court reportage est saisissant, et peut être lu pour lui-même. Il transcrit toute l'horreur de la pandémie, de mars à juillet de cette année terrible, dont se souvient, quelques années plus tard, notre auteur. Pour un homme de ce temps, les causes en restent mystérieuses : influence des astres ou punitions divine des iniquités ? Boccace préfère décrire du mal, l'itinéraire depuis l'Orient, et les symptômes : bubons, tâches noires ou livides. Dans tous les cas, nul remède. La mort est assurée, dans les trois jours. La peste se propage comme le feu, aux hommes comme aux animaux, par simple contact. Naissent alors "les paniques imaginaires". Et l'auteur en fait l'analyse systématique. Les uns s'enferment, fuyant tout contact. D'autres "s'adonnent à la boisson et aux jouissances", d'autant plus facilement que "gardiens et ministres de la loi [sont] tous morts ou malades". Les solidarités familiales se dissolvent. Personne ne veut plus voir personne, y compris parents et enfants. Les cadavres pullulent. L'atmosphère est putride. On entasse plusieurs corps dans un cercueil, ou on les déverse directement dans de grandes fosses communes. Certains respirent des essences peut-être salvatrice tandis que d'autre cherchent le salut dans la fuite, comme l'équipe de jeunes femmes et de jeunes gens dont Boccace rapporte les récits. Cette petite société se donne des règles, avec une présidence tournante, chargée de régler ces discours croisés et d'ordonnancer les festivités. C'est dans une abbaye de Thélème de bon aloi, largement féminisée et féministe, que le désespoir prend aimable figure.
Une nouvelle illustre le parti pris d'un livre destiné aux femmes, selon l'aveu même de l'auteur.
Lors de la sixième journée, un jeune homme de la brigade, Filostrate, prend la parole pour raconter une histoire. Une dame Philippa est surprise par son mari, Ricardo de Pugliesi, dans le lit conjugal, mais dans les bras de "Lazzarino de Guazzagliotri, noble et beau jeune homme de cette ville, et qu'elle aimait plus qu'elle-même".
Faute de tuer l'intrus, sans doute grand et fort autant que beau, le mari prudent, quoique trompé, fait renvoyer l'épouse coupable devant le tribunal, sûr d'obtenir la châtiment capital de l'infidèle. Celle ci se refuse à nier les faits pour s'assurer la mansuétude d'un juge enclin à l'acquittement. Au contraire l'effrontée, revendique crânement ses amours qu'elle déclare non coupables au terme d'un raisonnement juridique qui force l'admiration.
Ainsi soulève-telle, "in limine litis", deux exceptions :
L'une, formelle, tient à l'irrégularité de la procédure de vote de la loi : "quand elle a été faite, aucune femme non seulement ne l'a acceptée, mais n'a été consultée pour la faire, pour quoi elle peut donc justement être appelée mauvaise" . L'autre exception, au fond, tient à la violation du principe d'égalité devant la loi : "les lois doivent être communes et faites avec le consentement de ceux qu'elles intéressent. C'est ce qui n'arrive pas pour celle-ci ; qui n'est rigoureuse qu'envers les malheureuses femmes".
Surabondamment, l'argumentation sur le fond est aussi ingénieuse : ayant toujours satisfait son mari, "puisqu'il a toujours eu de moi ce qu'il lui fallait et ce qu'il voulait ", que devait faire l'accusée de ses ardeurs surnuméraires, après avoir comblé l'époux, ce qu'il reconnait, sinon satisfaire aussi l'élu de son coeur ?
Sous les rires de l'assistance le juge invalide la loi en l'espèce, comme ne devant s'appliquer "seulement aux femmes qui tromperaient leur mari pour de l'argent", ce qui n'est pas le cas de dame Philippa.
Le juriste sera séduit par la portée jurisprudentielle, trop longtemps négligée, d'une telle décision : l'idée que le suffrage doive être universel, sans exclure un sexe quelconque, est assez novatrice au quatorzième siècle. Tout comme l'idée de l'égalité devant la loi, principe supérieur à un texte législatif que le juge écartera pour faire respecter la norme supérieure, comme un juge constitutionnel, qu'il préfigure. le podestat anticipe de cinq siècles la jurisprudence Marbury contre Madison !
Pour ne pas troubler l'ordre social, la loi continuera à s'appliquer dans la bonne ville du Prado, mais "seulement aux femmes qui tromperaient leur mari pour de l'argent". Et pour enfoncer le clou féministe de l'histoire, Boccace la fait rapporter par Filostrate, l'un des trois hommes du groupe.
Lien : https://diacritiques.blogspo..
Commenter  J’apprécie          60



Ont apprécié cette critique (5)voir plus




{* *}