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Critique de jplegrand2015


La lecture d' »Histoire de ma vie » de Casanova est un long et passionnant périple. Après les années de jeunesse, voici le second tome avec lequel nous accompagnons, durant la période 1757-1763, notre vénitien évadé des Plombs. Ce sont des années fastes. Casanova bénéficie de la protection de grands personnages, il intrigue pour la Cour de France, accumule des richesses invraisemblables qu'il dissipe aussitôt, multiplie les conquêtes et voyage beaucoup. le récit est toujours aussi enlevé ; on rit souvent. Casanova n'a pas son pareil pour escroquer les âmes crédules : ainsi la vielle Marquise d'Urfé qui doit renaître immortelle : « Je l'ai quittée portant avec moi son âme, son coeur, son esprit et tout ce qui lui restait de bon sens ».

Mais ce qui me frappe le plus, à la lecture de ce second tome c'est le rapport de Casanova au temps.
Le premier volume était celui de la jeunesse, de l'insouciance. Dans ces années d'exubérance vitale où la jouissance n'a pas de limite non plus que le désir, Casanova peut écrire : « j'ai passé deux heures entières sans jamais me séparer d'elle. Ses continuelles pâmoisons me rendaient immortel ». Car c'est bien de cela dont il est question : dilater l'extase jusqu'à l'infini et se faire l'égal d'un dieu dans la jouissance d'un instant qui ne soit plus borné d'aucune part. Cette passion de la jouissance des corps ne peut se maintenir bien longtemps dans la contemplation du même objet. le désir s'amenuise. Ce moment sans durée mais qui le projette hors de lui-même, Casanova tente de le perpétuer de manière paradoxale, en ne cessant de morceler le temps en autant d'éclat s qu'il y a de femmes à rencontrer. de chacune de ses maîtresses, il peut dire : « Il me paraissait de devoir la laisser aller pour qu'elle laissât la place libre aux futures que le ciel m'avait destinées ».

Mais on n'ignore pas impunément le temps. Notre stakhanoviste du traversin connait ses premières défaillances. Et puis enfin, sur ce chemin de hasard, fut-il plein de délices, l'ombre d'un doute surgit quant au sens de tout cela. Chez ce voyageur qui fait songer par certains côtés au « wanderer » de la poésie allemande, on sent poindre une sorte d'effroi : le pas se fait moins assuré ; à tout moment il peut tomber. Dans cette quête sans fin, le temps s'est morcelé en mille fragments dont chacun est éprouvé pour lui seul et vécu isolément. Rien ne l'assurant que l'instant présent se poursuivre dans un autre, Casanova semble pressentir un gouffre s'ouvrant devant ses pas, comme celui qui engloutira Don Giovanni quelques années plus tard.
Nous sommes alors à Zurich, dans une auberge. Il fait nuit, Casanova cherche le sommeil sans le trouver. Des pensées inédites jusque-là l'assaillent. Un désir de paix, de stabilité le gagne. En colère contre lui-même, il se lève, s'habille et sort sans se soucier où il va.

Suivons-le. « Une heure après être sorti de la ville, je me trouve entre plusieurs montagnes : je me serais cru égaré si je n'avais vu toujours des ornières qui m'assuraient que ce chemin-là devaient me conduire dans quel qu'endroit hospitalier. (…) » Cette déambulation nocturne a quelque chose d'hypnotique, de fantastique : on croit voir l'ombre de la haute silhouette de Casanova qu'allonge sur ce chemin au milieu de nulle part, la clarté lunaire. Poursuivons…« Après avoir marché six heures à pas lents, je me suis vu tout d'un coup dans une grande plaine entre quatre montagnes. J'aperçois une grande église attenante à un couvent et je me réjouis d'être dans un canton catholique.
J'entre dans l'église : je la vois superbe par les marbres et les ornements des autels, et après avoir entendu la dernière messe, je vais dans la sacristie où je vois des moines bénédictins ».
Subjugué par la paix qui règne en ce lieu, Casanova entame la conversation avec celui qui semble bien être l'abbé et qui l'invite à prendre avec lui son repas puis visiter une bibliothèque très vielle et empoussiérée qui ne contient que de vieux in-folio tous traitant de religion. Casanova est étonné. Cet amateur de science et de philosophie s'attendait à des lectures plus savantes et variées… « Et vos religieux lui dis-je, auront dans leur chambres des livres de physique, d'histoire, de voyages ? Non, me dit-il, ce sont de bonnes gens qui ne se soucient de rien d'autre que de faire leur devoir et de vivre en paix. Ce fut dans ce moment-là, conclut Casanova, qu'il me vint envie de me faire moine ».
Dans un état d'étrange illumination, Casanova ouvre son coeur et confesse tout à trac ce céleste projet à l'abbé qui ne s'en émeut pas outre mesure mais a toutefois la sagesse de laisser quinze jours à notre frais converti pour se déterminer.

Quelques jours plus tard, revenu à son auberge, depuis la fenêtre de sa chambre, Casanova voit arriver une voiture à quatre chevaux. En sortent quatre jeunes femmes bien mises. Les trois premières ne retiennent guère son attention. La quatrième est vêtue en amazone. Elle a des yeux noirs très fendus, un teint de lys et des joues d'un rose de porcelaine : l'instinct de conquête lui revient. Dieu attendra donc…
Et Casanova reprend son chemin tout bordé de ces femmes-fleurs qu'il aime tant.

Bien plus tard, dans la bibliothèque du château de Dux où il termine sa vie, levant sans doute un instant les yeux de ces lignes qu'il vient d ‘écrire, Casanova, songe un instant, rêveur, puis poursuit : « Voilà les plaisir de ma vie que je peux plus me procurer ; mais j'ai le plaisir d'en jouir encore me les rappelant. Et malgré cela il y a des monstres qui prêchent le repentir et des sots philosophes qui disent que ce ne sont que des vanités ». Comme le dira Baudelaire au siècle suivant « Qu'importe en effet l'éternité de la damnation à qui a trouvé dans une seconde l'infini de la jouissance ?».
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