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Critique de HordeDuContrevent


Les multiples ramifications de cette fable écologique de SF chinoise m'auront permis pendant des heures et des heures de cheminer. Ce livre est une forêt touffue et luxuriante. Certaines feuilles m'auront caressée, quelques branches m'auront griffée en me sortant de ma zone de confort. Je ne m'y suis jamais perdue malgré sa densité, la complexité de ses méandres. Certaines clairières auront su apporter des moments de respiration bienvenus car parfois le chemin s'est avéré être long.
La panoplie des couleurs rencontrées fut vaste : le timide vert tendre de l'espoir, le kaki foncé du militaire, le vert généreux du message écologique, le brun de la terre convoitée, le rouge flamboyant des soleils couchants, le bleu profond permanent d'un ciel virtuel stratosphérique, le noir mystérieux du ciel la nuit, ouverture sur cet espace si menaçant, le blanc scintillant des étoiles et des vaisseaux…mais aussi le rose pur de l'amour et de la beauté, sans doute la couleur la plus claire du roman par pétales oniriques et idéalistes posés ça et là sur les sentiers. Car oui globalement le roman est plutôt sombre.

Après « le problème des trois corps », je n'ai pu m'empêcher d'enchainer aussitôt avec ce tome 2 de la trilogie du chinois Cixin Liu, « La forêt sombre ». La structure narrative est assez différente du tome 1 et peut déstabiliser au début du livre car l'alternance des voix par chapitre du 1er tome, qui a le don de bien rythmer la lecture, laisse place cette fois à de longs chapitres dans lesquels s'entremêlent les vécus et pensées des différents protagonistes. J'ai compris peu à peu cependant que le déroulé des chapitres constituait un compte à rebours. A chaque chapitre nous avançons un peu plus dans le futur vers le RDV ultime. Une fois ce processus compris, la lecture en devient vraiment passionnante. Et quelle profondeur, quelle intelligence ce scénario !! Les questionnements associés sont épatants et ne manque pas d'imagination, d'originalité et de crédibilité. de poésie parfois aussi tant dans la description des paysages que dans les réflexions humanistes de l'auteur.
De poésie spatiale notamment : « Les deux tiers du Soleil avaient maintenant déjà sombré derrière l'horizon, le tiers restant ne semblait plus être qu'un objet lumineux incrusté sur la Terre. Sous les rayons du crépuscule, les océans ressemblaient à des miroirs lisses, à moitié bleu foncé et à moitié orangés, tandis que les nuages, gorgés de soleil, avaient l'aspect de plumes roses ».

Restons avec l'image apaisante de cette forêt et imaginez à l'intérieur une communauté, mélange d'espèces, certaines plus puissantes que d'autres. Un ennemi extérieur vient à la menacer dans un futur assez lointain. Cet ennemi, très différent de la communauté, possède des pensées complètement transparentes, lui ne connait pas la ruse, la machination ou le mensonge. Cette société ennemie, plus évoluée technologiquement, peut comprendre le langage de l'espèce sylvestre, lire à une vitesse ultra-rapide des textes imprimés et toutes sortes d'informations contenues dans des supports de stockage. Ses yeux sont en effet partout, invisibles mais bien présents entre tous les interstices. Elle n'est en revanche pas capable de déchiffrer les pensées de la communauté, pas en mesure de comprendre la ruse, le détournement, ne connaissant pas la différence entre penser et dire : le contenu de leur communication exprime leur pensée véritable. Chaque être reste ainsi un mystère. Pour tenter d'élaborer un plan de défense, la communauté a alors l'idée de tenter de s'appuyer sur son trait caractéristique dans laquelle elle excelle depuis toujours : les non-dits, les secrets, la ruse, le mensonge. Quatre « Colmateurs » sont ainsi désignés. Ils seront « à l'image de ces ermites orientaux des temps anciens qui méditaient silencieusement devant des murs ». Durant les processus de mise en oeuvre de leurs plans, les pensées et les comportements des Colmateurs devront induire en erreur ce monde extérieur, ils devront soigneusement faire usage de déguisements, de mensonges, de fausses pistes, et ce quoi qu'il en coute et sans justification. Ces stratégies devront non seulement tromper l'ennemi, mais le monde entier avec lui.

Voilà une partie de l'intrigue qui génère, vous le devinez, des situations cocasses, depuis les rivalités entre Colmateurs, l'impossibilité de communication (chaque parole prononcée par un Colmateur est-elle destinée à cacher quelque chose ?) ou encore les dépenses fastueuses et superflues, tout étant bon sous prétexte que cela fasse partie « du plan des Colmateurs ». Ils feront l'objet peu à peu d'un culte de la part de la communauté qui voit en eux des sauveurs…mais c'est sans compter l'arrivée de Fissureurs…

Je ne dévoile que cette brique, parmi tant et tant d'autres, de ce space opera, et vous aurez compris bien entendu que la communauté évoquée est celle de l'espèce humaine. J'ai apprécié cette idée des Colmateurs, elle est surprenante : se baser sur ce défaut si présent, la ruse et les secrets, le mensonge, sources de tant de conflits et d'incompréhensions, pour en faire une force face à un ennemi commun. Quant à la forêt ce n'est pas celle que nous connaissons, vous aurez la chance de découvrir, au deux tiers du livre, une forêt aux allures futuristes (qui n'est pas sans rappeler d'ailleurs de prime abord un blockbuster écologique aux beaux êtres bleus…), voire une forêt cosmique dans "laquelle chaque civilisation est un chasseur armé d'un fusil" et une menace pour les autres.

J'ai particulièrement aimé toutes les questions qui émergent d'un tel scénario de menace, questions sociétales et écologiques d'une part : est-il opportun de continuer d'avoir des enfants si nous disparaissons dans quatre siècles, sachant que nous ne savons pas, dans notre société actuelle, ce que nous serons dans quelques centaines d'années…cette menace en est-elle vraiment une à l'aune du réchauffement climatique et de ses conséquences à moyen terme ? Doit-on s'inquiéter pour sa descendance ou devons-nous, comme nous le vivons actuellement, le vivre comme une menace lointaine donc incertaine et se réjouir simplement de pouvoir se prolonger sur une dizaine de générations ? Dans ce contexte de menace, doit-on protéger l'environnement ? Si la Terre devient un jardin, est-ce que ça ne revient pas à la préserver pour les envahisseurs futurs ?

Mais aussi, et surtout, les questions et tensions géopolitiques qui ne manquent pas d'ores et déjà de se poser : Doit-on « s'évader », si oui comment ? Qui en priorité ? Devons-nous mettre en commun les technologies afin que pays riches et pays pauvres soient sur un même pied d'égalité dans ce plan d'évasion? « L'inégalité devant la survie est la plus grande des inégalités. Les individus ou les nations qu'on obligerait à rester ne pourront pas attendre patiemment la mort en voyant leurs congénères emprunter le chemin de la survie. Deux camps s'affronteraient de plus en plus violemment et plongeraient le monde dans le chaos, et personne ne pourrait plus sortir ».

Les réflexions sur la stratégie militaire sont riches et passionnantes : est-ce le niveau de développement technologique qui importe avant tout et qui détermine la victoire, ou alors la foi et l'honneur des soldats sont-ils les ingrédients prépondérants à tout combat à venir, en plus face à un ennemi a priori plus fort ? le plan de bataille doit-il se construire sur la base du seul progrès technologique et des ordres ou mérite-t-il une réflexion plus subtile et poussée fondée sur l'humain, l'esprit et l'initiative individuelle dans un conflit ? Dans quelles conditions spirituelles et mentales sont et seront les forces de l'armée spatiale ?

Un roman somptueux mais exigeant, ardu si on le lit négligemment. Vous risqueriez alors de tomber dans un nid de ronces et de racines vous empêchant d'avancer. Cette fable sociétale et écologique nécessite de s'aventurer vraiment dedans, machette à la main, de prendre le temps. Alors seulement l'épopée au sein de cette forêt vous permettra d'en capter toutes les odeurs et les bruits, de percevoir tous les détails, de la voir dans son ensemble dans toute sa majesté, et d'en mesurer les différentes profondeurs. Notons quelques longueurs, longueurs nécessaires cependant, concernant la science (neuroscience, astronomie, physique), véritable âme du livre, amenée avec beaucoup de pédagogie et de réalisme.

Le futur de l'humanité proposé par Cixin Liu m'a laissée songeuse, rêveuse, glacée par moment. C'est à la fois troublant de réalisme et complètement original. Je ressors de cette aventure hors norme, ébouriffée, l'âme poinçonnée à la beauté et aux prédictions de la SF, réellement épatée par le talent de l'auteur, avec des traces qui à mon avis ne sont pas prêtes de s'effacer, notamment une maxime : « Donner de la vie au temps lorsqu'on ne peut plus donner de temps à la vie, donner de la civilisation aux jours lorsqu'on ne peut plus donner de jours à la civilisation ».
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