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Critique de Alzie


Philippe Costamagna, oeil réputé de la peinture, spécialiste du XVIe siècle florentin, appartient à la grande famille diverse et sans frontières des historiens d'art dont on ne connaît souvent que les figures tutélaires ou les vedettes ; les débats et querelles ou rivalités plus inavouables qui les enflamment. Il y a parmi eux des « voix » (Michel Laclotte, qui forma notre auteur à l'art italien, en est une), il y a aussi les « oeils », plus discrets, et Philippe Costamagna ( P. C.) est devenu l'un d'eux, on apprend comment dans ces pages. Quand l'historien d'art classique privilégie la construction théorique, « l'oeil » apôtre de la connivence visuelle et sensible des oeuvres, sans recaler pour autant la théorie, reste un aventurier du regard dans l'art de leur (re)connaissance. Paradoxe alors que ce livre sans images dont P. C. connaît parfaitement par ailleurs le pouvoir de séduction trompeur (la preuve en est fournie par le Christ tronqué du bandeau éditorial). Voir et revoir c'est son métier dont il dévoile les secrets et les arcanes ici (« Histoire des oeils », chapitre 3 et « Notre sainte trinité : Berenson, Longhi, Zeri... », chapitre 4). L'oeil" aguerri par ses études approfondies au contact des oeuvres, discerne les paternités erronées ou complaisantes, rectifie les confusions, traque et débusque les restaurations abusives, les falsifications matérielles et autres mystifications de l'industrie du faux (« Recours à la méthode », chapitre 5). Si "l'oeil" peut se laisser distraire ou berner, affirme P.C., l'historien d'art classique peut tout aussi bien échafauder d'hasardeuses théories... les exemples sont plaisants et parfois croustillants.

Livre riche et touffu qui regorge d'histoires et de réflexions passionnantes. Informatif et critique, jamais rugueux. « Les historiens d'art classiques rejettent les oeils », lit-on p. 109, soupçonnés au mieux de faire séjourner la réflexion à l'arrière plan de leur démarche, au pire de collusion avec le marché. Ce qui paraît vexant pour la profession semble avoir au contraire stimulé P. C., à l'aise dans un milieu élitiste où la reconnaissance n'est pas donnée d'avance, devançant les critiques parfois fondées reconnaît-il humblement et confessant ses propres errements. Aujourd'hui conservateur du musée Fesch d'Ajaccio, il revient avec tendresse sur ses souvenirs d' oeil aspirant, « les années de contemplation innocentes ». Modeste sur les nombreux travaux de recherches et de publications qui les ont accompagnées ou suivies. Expérience passée et risques du métier le font s'attarder à juste titre sur son attribution, en 2005, au florentin Agnolo Bronzino (1503-1572) de la paternité d'un Christ en croix (celui du bandeau) – resté jusque là anonyme sur les cimaises du musée Jules Chéret de Nice – qui lui vaut cette réflexion de Laclotte : « Arrêtez de boire Philippe ! Vous voyez n'importe quoi et vous agitez tout le monde avec vos délires. »

Des fées se sont peut-être un jour penchées sur le parcours personnel que P. C. se plaît à raconter au début du livre. Formé au Louvre et à la Sorbonne, on retient son travail accompli et sa conception ouverte sur le monde de l'histoire de l'art et qui transparaît dans ces lignes. La grande affaire de sa vie reste une passion jamais démentie et voyageuse pour la peinture et le dessin du Cinquecento italien (« Parler peinture », chapitre 6 et « Pierre noire, sanguine, plume, rehauts... », chapitre 7). Style direct et sans enflures qui donne envie à sa suite de partir sur les routes d'Italie à la poursuite des petits maîtres de sa jeunesse, Guida Rossa à la main. Osant en tandem la chasse aux portraits florentins avec Anne Fabre, ils en feront leur sujet de thèse en 1985, puis la rédaction en 1989 du catalogue raisonné de l'oeuvre peint de Jacopo da Pontormo lui apportera la reconnaissance universitaire. Insatiable curiosité, rencontres et échanges, goût immodéré du partage et de la convivialité, font partie de sa manière active et tout terrain de vivre le métier d' « oeil ». Rendre à la vue des oeuvres délaissées de peintres (Alessandro Allori ou les élèves plus méconnus d'Andrea del Sarto) et s'affranchir de la compagnie d'artistes plus illustres, sont les moyens qu'a retenus très tôt P. C. pour offrir aussi sa vision de la peinture ; en élargir les perspectives aux écoles et aux ateliers prétendument secondaires, n'hésitant pas à renverser certains préjugés restés sur le maniérisme depuis Burckhardt. Regard exercé du spécialiste formé autant à la Villa Longhi qu'à la pratique excentrique de Francesco Zeri, puisant au morellisme si nécessaire (cas du Bronzino de Nice), et devenu en conséquence le passeur de ce que la tradition italienne a de meilleur en ce domaine («Comment suis-je devenu un oeil », chapitre 2).

Qu'en est-il aujourd'hui ? « L'oeil » travaille sans doute plus collectivement qu'autrefois. Les grandes photothèques individuelles sur lesquelles s'appuyaient Berenson, Longhi et Zeri, font maintenant partie du patrimoine et sont consultables en ligne, héritières du regard de leur créateur dans un contexte spécifique. L'équipage quelque peu aventureux que ces pionniers formaient avec marchand ou collectionneur, a vécu. Si faire une découverte, l'authentifier par un corpus, trancher une controverse, réactualiser des connaissances artistiques en publiant des catalogues font encore partie des compétences basiques d'un « oeil », il s'en ajoute de nouvelles relevant de missions d'expertises indispensables offertes aussi par le marché (parfois litigieuses si elles sont rémunérées). P. C. propose sans tabous une déontologie propre à « L'oeil » contemporain, qu'il soit indépendant et alors une commission est acceptable, ou au service d'une institution publique et l'acte est en général gratuit en échange d'une négociation sur la transaction éventuelle avec l'institution concernée. Mais résister aux sollicitations (collectionneurs, héritiers et marchands) de toutes sortes, dont celle de se faire un nom, pour en tirer gloire et argent, est toujours d'actualité (Les risques du métier, chapitre 10).

Excellente surprise que cette lecture. Avec P. C. tout se joue probablement sous la couche superficielle des mots imprimés. Les éléments de sa biographie et quelques découvertes, dont celle du Bronzino de Nice, ne seraient qu'anecdotiques si elles ne prenaient la valeur d'une réflexion plus large où il conçoit la double construction de l'histoire de l'art, à la fois édifice théorique et aventure du regard depuis Vasari et Lanzi en passant par Stendhal qu'il affectionne. Mais dont l'une ne saurait aller sans l'autre. Sans discours ni trompettes et fidèle à sa méthode, P. C. observe finement, illustre abondamment et documente savamment, engageant les curieux à s'y coller de près. Il raconte, c'est le meilleur des enseignement…




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