AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de Presence


Ce tome fait suite à Harrow County Volume 6: Hedge Magic (épisodes 21 à 24) qu'il faut avoir lu avant. Il faut avoir commencé par le premier tome car il s'agit d'un récit complet en 8 tomes. Celui-ci comprend les épisodes 25 à 28, initialement parus en 2017, écrits par Cullen Bunn, dessinés, encrés et mis en couleurs par Tyler Crook qui a également réalisé le lettrage.

Quelque part à Harrow County, Kammi, enterrée profondément, commence à reprendre progressivement connaissance. Elle se rend compte qu'elle enserre un autre cadavre (bel et bien mort celui-là) dans ses bras. Elle se demande où elle se trouve (en enfer ?), mais finit par entrevoir la lumière du jour, après avoir creusé avec ses mains. Dans son esprit, un seul objectif : la vengeance. de son côté, Emmy (Amaryllis) se trouve dans la cabane de Bernice où elle la met au courant des derniers événements, de sa certitude que sa famille (Levi, Odessa, Corbin, Willa, Kaine, Mildred) va revenir et qu'elle ne sera peut-être pas en mesure de les arrêter. Elle se rappelle comment son père et mère l'ont recueillie, mais aussi comment sa mère a fini par partir ayant trop peur qu'Emmy soit la réincarnation d'Esther Beck. Emmy réussit à prendre sa décision. Elle demande à Bernice de l'accompagner dans les bois pour aller demander l'aide. Elles sont accompagnées par le garçon sans peau qui reste à l'abri des frondaisons.

De son côté, Kammi progresse à pied sur la route en terre, où elle est bientôt rejointe par les autres membres de la famille. Elle a bien compris qu'ils sont uniquement intéressés par le fait qu'elle est en mesure de tuer Emmy, du fait d'un crime atroce qu'elle a commis par le passé. Un pick-up vient à passer et le chauffeur prend bien volontiers Kammi en stop, car elle a pris l'apparence d'Emmy. Dans les bois, Emmy et Bernice se retrouvent devant l'Abandonné, assez surpris qu'Emmy souhaite encore lui parler. Il confirme que les membres de la famille sont de retour à Harrow County et que Kammi a pour objectif de faire du mal à ceux qui sont chers à Emmy. Cette dernière plante là Bernice et l'Abandonné et court à toute jambe vers la ferme de son père, totalement affolée.

Il s'agit de l'avant-dernier tome de la série, et une fois encore Tyler Crook en a illustré tous les épisodes pour le plus grand plaisir du lecteur. Ce dernier se rend bien compte que le récit se dirige vers une confrontation finale entre Emmy (peut-être soutenue par Bernice) et les membres de la famille. En découvrant l'intrigue au fur et à mesure des séquences, il constate à quel point le scénario de Cullen Bunn suit un déroulement bien balisé, très convenu. La grande méchante (Kammi) est de retour, rendue à moitié folle par son séjour dans la terre, et totalement consumée par son désir de vengeance. Pour faire durer le plaisir, elle commence par s'attaquer à ceux qui sont chers à Emmy, plutôt que de s'en prendre directement à elle, comme si le scénariste ne voulait pas rater cette occasion d'allonger d'autant son récit. le lecteur peut presque deviner à l'avance quel personnage va se retrouver dans les griffes de Kammi qui va le faire souffrir atrocement de manière sadique, parce qu'elle est méchante. Il se rend bien compte que dès qu'Emmy aura le dos tourné parce qu'elle est allée aider quelqu'un, Kammi va en profiter pour s'attaquer à la personne qu'elle vient de quitter et de laisser sans protection.

Sans grande surprise non plus, Cullen Bunn augmente le niveau de pathos, faisant vaciller la confiance en elle d'Emmy au fur et à mesure que ses proches souffrent, la poussant dans ses extrémités, la soumettant ainsi à la tentation de basculer du côté obscur, d'utiliser les mêmes méthodes que son ennemi, de tuer sans remord. Dans le même temps, le scénariste intègre quand même quelques éléments donnant de la saveur à son histoire. Contre toute attente, le lecteur peut continuer à voir une jeune demoiselle dans Emmy, bien sûr du fait de son apparence, mais aussi dans sa façon de penser, encore assez droite d'un point de vue moral, pas marquée par le poids des années. La relation entre Bernice et Emmy sonne relativement juste, même si Bunn ne sait pas résister à la tentation d'alterner une phase où ça va, avec une phase où ça ne va pas, comme il l'avait déjà fait dans le tome précédent. Sous réserve de garder à l'esprit que l'agressivité de Kammi présente une part pathologique, le lecteur peut également apprécier son inventivité dans les sévices et la progression de sa mégalomanie.

Bien sûr, le lecteur a conscience qu'une grande partie de la personnalité des protagonistes est amenée par les images. Tyler Crook n'a rien changé à sa manière de dessiner : des traits de contours simples, avec un trait encré un peu épais. Si l'oeil du lecteur ne s'attache qu'aux traits de contour, il peut avoir l'impression d'une forme un peu abâtardie de la ligne claire, à ceci près que les traits n'ont pas tous la même épaisseur, et que l'artiste en ajoute au sein des surfaces qu'ils délimitent pour marquer les plis des étoffes, et de manière sporadique les textures. Comme dans les tomes précédents, ces traits de contour sont absolument indissociables de la mise en couleur. Celle-ci n'est pas un simple coloriage pour indiquer la couleur de telle ou telle surface, mais un travail artistique à part entière. Pour commencer, Crook peint chaque surface d'une manière évoquant l'aquarelle, mais peut-être réalisée à l'infographie. Il donne ainsi vie aux éléments naturels des décors, que ce soit l'herbe verdoyante, avec des teintes différentes en fonction du moment de la journée et de la luminosité, ou encore aux écorces des arbres, ajoutant les dessins du bois directement à la peinture.

L'intégration de la représentation dans un mode similaire à la peinture directe fait que le lecteur n'a pas tout le temps conscience que l'artiste ne représente pas toujours quelque chose en arrière-plan, en particulier lorsqu'il utilise des camaïeux dans des teintes similaires à celles utilisées pour le décor. Cela lui permet de plus focaliser l'attention du lecteur sur les personnages et leurs actions, ou au contraire de donner un rythme un peu moins rapide quand il représente les environnements. Les couleurs apportent également énormément d'informations pour la représentation des textures. À l'évidence, le garçon sans peau n'aurait pas une apparence aussi frappante, si l'artiste utilisait des aplats de couleurs, le lecteur n'aurait pas cette sensation de chair mise à mal par l'absence de protection. L'artiste se sert aussi bien des couleurs de manière subtile, que de façon plus évidente. Dans le premier registre, le lecteur finit par se rendre compte que Crook ajoute de discrètes pointes de teinte verte sur les vêtements et les visages quand les personnages se trouvent sous les frondaisons, et qu'il en fait varier la nuance en fonction de l'éclairage. Dans le deuxième registre, il y a l'utilisation du rouge pour le sang, avec des teintes plus ou moins vives, ressortant avec plus ou moins de force par rapport au reste de l'image.

Dès la première scène, le lecteur se retrouve emporté par la narration visuelle pour une expérience immersive, au point que son cerveau en oublie toute pensée critique vis-à-vis du déroulement de l'intrigue. Son plaisir commence dès la forme du titre de la série que Tyler Crook intègre à chaque ouverture d'épisode, sous une forme à mi-chemin du lettrage et de l'image. La première ressort un peu trop facilement du fait du dénuement de l'environnement. La seconde apparaît facilement mais est plus intégrée aux éléments du décors, les troisième et quatrième sont parfaites dans la manière dont elles se fondent dans le décor. C'est peut-être un détail, mais c'est aussi un indicateur du degré d'implication et d'inventivité de l'artiste. de séquence en séquence, le lecteur se projette avec une grande facilité dans chacune, avec des mises en scène adaptées à chaque fois, tirant le meilleur parti de son potentiel. Il se retrouve aux côtés de Kammi alors qu'elle gratte la terre, ce qui fait participer à sa claustrophobie. Il observe la discussion d'Emmy et Bernice, comme s'il se tenait dans la même pièce qu'elles, ce qui crée une forme d'intimité. Il observe de plus loin Kammi progresser avec les membres de la famille se tenant à 3 pas derrière elle, ce qui donne une vision d'ensemble appréciable, avec une distance rassurante, et ce qui en dit long sur la distance de sécurité qu'observent les membres de la famille vis-à-vis de celle dont ils espèrent qu'elle fera le sale boulot.

Même si le scénario de Cullen Bunn repose sur des situations prévisibles, les pages de Tyler Crook leur insufflent une vie, une personnalité et une originalité qui emportent la conviction. Lorsque que le garçon tente de se libérer d'une cage particulière pour aller sauver le père d'Emmy, le lecteur peut voir ses efforts, la souffrance qu'il éprouve à sentir sa chair perforée par les épines tranchantes, son refus de capituler, de décevoir Emmy. Alors que Kammi se lâche de plus en plus et en oublie de prendre soin de sa silhouette, le lecteur voit sa robe subir des déchirures, devenir de plus en plus maculée de boue et de sang, et son visage exprimer des émotions de moins en moins contrôlées, au fur et à mesure que sa démence progresse. L'artiste réussit à insuffler une horreur toute visuelle dans l'image d'un individu dont les os sont extirpés, par magie, de son corps, pour une image frappante, ensanglantée, horrible, avec un bruit écoeurant, totalement convaincante, sans aucune impression d'image déjà mille fois vue, ou d'une scène relevant d'un grand guignol mal maîtrisé.

Ce septième tome conforte le lecteur dans son avis sur cette série. Cullen Bunn a conçu une intrigue bien balisée, au déroulement pas vraiment original, mais solidement charpentée. Tyler Crook fait oeuvre d'auteur en illustrant cette histoire, faisant bien plus que la mettre en image. Ses pages apportent des informations supplémentaires qui ne relèvent pas que du domaine de la description. Il y apporte aussi les états d'âme des personnages, leur caractère, leur ressenti, la vie qui les anime, le caractère de chaque environnement, la matière de chaque accessoire ou élément, transformant ainsi une histoire classique, en une expérience de lecture extraordinaire.
Commenter  J’apprécie          30



Ont apprécié cette critique (3)voir plus




{* *}