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Critique de gabb


gabb
11 novembre 2019
Il a remis ça ! Le cinglé de la Horde, le dingo du Contrevent est enfin de retour !
Quinze ans après son roman-phénomène, l'attente était forte et les interrogations nombreuses... Damasio allait-il pouvoir réitérer sa prouesse et nous surprendre à nouveau ?
Dès les premières lignes, dès l'entame de ce premier chapitre absolument incroyable, la réponse claque comme une évidence : oui, oui, trois fois oui ! Peut-être a-t-il même franchi un nouveau cap dans l'extravagance et repoussé un peu plus loin les limites du bizarroïde. Son texte, dense et foisonnant, empli de signes cabalistiques et de néologismes étonnants, dépasse très largement - sur le fond comme sur la forme - le cadre pourtant si vaste de la science-fiction. Il s'apparenterait plutôt, d'après moi, à une "expérience littéraire" et à une "performance artistique", loin très loin de tout ce qui m'a jamais été donné de lire depuis la Horde du Contrevent...
Cette fois c'est sûr, Damasio est bel et bien un magicien fou ! Ici plus qu'ailleurs, il jongle avec les mots et les phonèmes, réinvente l'écriture, triture la syntaxe et donne naissance à une langue et un alphabet nouveaux, pas toujours simple à déchiffrer...

Mais au fait, question-piège : c'est quoi un furtif ? Animal polymorphe ? Spectre métaphorique ? Illusion d'optique, mirage acoustique ou forme suprême de l'évolution ? Merveille du vivant, "concentré de vif à haute intensité" ? Simple courant d'air ou Pokemon mutant ? Une seule chose est sûre : "l'angle mort est leur lieu de vie", et on ne peut poser les yeux sur eux sans qu'ils se pétrifient et meurent dans l'instant.
Après 700 pages d'études approfondies, je serais bien incapable de formuler une réponse claire quant à la nature de ces étranges créatures. Je vais donc botter en touche et inviter les plus courageux d'entre vous à se faire leur propre opinion en prenant part à cette traque démentielle, à cette quête du fameux "vif" ou "frisson" si cher au créateur de la Horde, plus que jamais convaincu que "le propre des grands poèmes est de contenir un frisson caché" !
A l'issue d'une lecture pour le moins exigeante, ils découvriront ce qu'il est advenu de la jeune Tishka, elle qui s'était mystèrieusement volatilisée un beau matin et dont les parents, Lorca et Sahar Varèse, accompagnés d'une solide troupe de compagnons (tiens tiens, une horde, encore ?) et avec le concours du Récif (une unité militaire spécialisée dans la chasse au furtif) ont remué ciel et terre pour la retrouver.

Autour de cette disparition - qui apparait d'abord comme un triste mais banal fait divers - Damasio invente une dystopie complexe et glaçante, savamment inspirée du réel. le monde qu'il imagine est à peine futuriste mais déjà terriblement flippant, et la société qu'il décrit est d'autant plus dérangeante qu'elle n'est finalement pas très éloignée, par bien des aspects, de celle que les observateurs les plus fatalistes nous prédisent déjà. Disparition progressive des libertés individuelles et de la notion de "vie privée", surveillance permanente, publicités omniprésentes, espionnage et marchandisation des données, ultra-libéralisme galopant, classification des citoyens, rachat des agglomérations par des grands groupes financiers : si Damasio voit juste, on a tous intérêt à déguerpir avant 2040 !
Heureusement, comme échappatoire à ces thématiques anxiogènes, on peut opter pour d'autres angles de lecture plus réjouissants, et s'attacher plutôt à l'esprit de meute, à la puissance indéfectible des liens d'amitié, aux nombreux exemples de fraternité dans la lutte, ou bien sûr à la belle ode à la famille qui tient une place centrale dans le roman.

Thèses anthropologiques et éthologiques, philosophie humaniste, souffle poétique ébouriffant et mise en garde contre les dérives sociétales à venir : il y en a ici pour tous les goûts, et si l'on est un peu sensible aux contorsions linguistiques, si on accepte de ne pas toujours tout saisir (voire par moment de n'y comprendre que pouic !), on restera forcément marqué par cette expérience inédite ! On passera même, peut-être, un bon moment.
Dommage que le message politique radicalement engagé et lourdement martelé à longueur de chapitres ait fini par m'assomer un peu, et que le charabia des 50 dernières pages soit par moment quasiment illisible pour le commun des lecteurs déjà largement éprouvé par l'aventure... A ce propos, ayons une pensée émue pour tous les traducteurs qui à travers le monde vont s'arracher les cheveux sur les anagrammes, les mots-valises, et autres "origamis littéraires quasi oulipiens" ! Champollion n'a pas dû transpirer davantage en décryptant ses premiers hiéroglyphes...
Les consignes de l'auteur ont pourtant le mérite d'être claires : pour se joindre aux furtifs, il faut comme eux "se méfier du langage, fuir sa précision qui incise, qui découpe et qui fragmente le monde, en avoir un usage organique bien plus viscéral et mortaméphique que signifiant, avec une prédominance massive des sons sur le sens, que seuls les poètes pourront jamais adouber". De même, pour comprendre la jeune Tishka, il est essentiel de "considérer les mots avec nonchalance comme des signes qui n'ont pas forcément à être exacts pour être compris - seuls l'intention et le ton de la voix comptants vraiment, au point d'être suffisants [...] à véhiculer un sens".
En v'là d'une sacrée gageure, hein ?

En conclusion, et au-delà du texte militant, un peu trop long et beaucoup trop politisé à mon goût (qui pourrait servir de manifeste aux gilets jaunes des décennies futures !), les Furtifs s'inscrit dans la lignée des grands récits de l'imaginaire.
Ce roman restera pour moi une œuvre rare, où Damasio s'impose définitivement comme l'Ecrivain de l'invisible, celui qui sait mettre des mots (et en inventer au besoin) sur des forces, des volutes d'air, des échos, des bruits blancs, des champs magnétiques, des ondes et des vibrations qu'il met en musique comme personne.
Ça ne veut parfois rien dire, ça veut parfois tout dire, c'est souvent très beau.
C'est Damasio.
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