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Critique de jullius


Christophe Dejours attire notre attention sur le triste bilan de l'évolution de l'organisation du travail dans nos sociétés et sur les maux aux niveaux des individus et des collectifs qui en découlent. Il met en évidence de façon claire et justifiée (après plusieurs milliers d'entretiens au compteur avec des salariés et dirigeants au travers de mon activité, j'abonde complètement dans sons sens) le lien direct entre néolibéralisme, avidité financière sans borne et perte de sens, souffrance et même mort au travail. Dejours est un des rares à oser parler du travail en mobilisant clairement et en revendiquant les concepts de domination et de servitude (même volontaire) orchestrée, d'aliénation, à assumer pleinement son analyse jusqu'au niveau politique et à dénoncer le vice intrinsèque et cultivé de ces organisations au service du profit ou de la seule rationalité gestionnaire, où chacun doit être entièrement dévoué à la réalisation de ses objectifs (chiffrés) et où tous en viennent à se livrer la guerre de la concurrence, une incitation en somme à laisser s'exprimer le pire au détriment du meilleur (Engels ne disait-il pas déjà que la libre concurrence n'était rien d'autre que la guerre de chacun contre chacun ?).
A l'inverse, la coopération et la solidarité sont des arbres difficiles à planter et fragiles mais leurs fruits sont pourtant les meilleurs pour la santé (au sens même que lui donne l'OMS, « un état complet de bien être physique, mental et social »), et en plus ils sont abondants.
La panne est donc une lecture intéressante, dont je ne partage pas toutes les analyses (notamment en ce qui concerne la « nature » fondamentalement égoïste et asociale de l'homme) mais qui est stimulante et même nécessaire aujourd'hui, notamment pour ceux qui, comme moi, ont envie de résister sans toujours penser qu'ils en ont les moyens, seuls dans leur coin. Pour s'en convaincre, quelques extraits :
« On ne peut ignorer que le développement du système néolibérale se traduit par un désastre sur le plan clinique : les individus sont malheureux, perdent la joie de vivre, la bonne humeur, la convivialité, le savoir-vivre… Beaucoup tombent malades, développent des pathologies de surcharge, des dépressions, recourent parfois à la violence et connaissent souvent une profonde solitude (…) L'attention au long terme est déterminante. Ceux qui exaltent la performance maximale et immédiate, avec dégraissement et méthodes de persuasion brutales, visent le court terme : il leur faut des dividendes substantiels très vite. Ce dictat du court terme porte en lui le risque de mener l'entreprise jusqu'à la destruction, le seul souci étant d'engranger un maximum de profits dans un minimum de temps, quitte à sortir le capital de l'entreprise si elle court à l'échec. Les dirigeants se recasent dans une autre société, après avoir éventuellement récupéré de l'argent grâce à leurs fameux « parachutes dorés », les fonds de placement investissent ailleurs. Au contraire, les patrons d'entreprises bienveillantes se préoccupent de la longévité de leur activité. Non pas qu'ils soient tous convaincus qu'il faut réformer l'organisation du travail, mais ils sont de plus en plus sceptiques face aux limites du système néolibéral. Et cette hésitation grandissante ne concerne pas que le secteur privé, elle est flagrante au sein des services publics, violemment remis en cause par les méthodes gestionnaires et en proie à une souffrance éthique indéniable. Malgré la réforme générale des politiques publiques (RGPP), qui a clairement affiché la volonté de les réduire, de faire la chasse à ceux qui n'atteignent pas les objectifs chiffrés, les services publics sont destinés à durer. L'attention au long terme leur est consubstantielle en quelque sorte. »
« Au fondement de la psychodynamique du travail il y a une vision singulière de l'être humain, directement inspirée de psychanalyse freudienne. L'anthropologie que je fais mienne tient à ce principe : si l'homme ne maintient pas l'effort pour penser le bien, il cède inévitablement à ses pulsions qui l'entraînent vers le mal. Toute théorie sociale doit tenir compte de ce constat sous peine de fonder des attentes erronées en matière d'émancipation, bâtie sinon sur une anthropologie naïve, ignorante des déterminismes venant de l'inconscient et de la sexualité infantile. La sexualité infantile, ressort de toutes les conduites humaines, est fondamentalement amorale et égocentrique. Présente dès la petite enfance, elle est donc de nature fantasmatique, elle n'est pas déterminée par les organes et les hormones sexuels mais déclenchée par le rapport à l'autre ; enfin elle repose d'abord sur les pulsions partielles, qui naissent des zones érogènes et cherchent la satisfaction sexuelle chacun pour son propre compte, utilisant le corps de l'autre, voire le corps propre, pour en jouir. Les pulsions ne portent donc pas l'être humain vers la vie en société, ni vers la solidarité. Elles engendrent bien plutôt l'égoïsme et la rivalité entre les individus pour jouir des plaisirs terrestres, jusqu'à la rivalité, la haine, la violence et le meurtre. Faire société ne serait pas possible sans quelque détournement, voire amputation des buts pulsionnels, ce n'est pas une inclination spontanée de l'être humain. le surmoi n'est guère moral et peut se déchainer contre le moi. Il n'y a pas de spontanéité du bien, le clinicien le constate au quotidien mais l'observation d'une cour de récréation pourrait tout autant en convaincre. Pour faire le bien il faut le penser (…) Si les être humains ont l'obligation de se réunir pour maîtriser la nature, créer des richesses, il y a là une occasion unique de trouver d'autres voies que celle de l'assouvissement des pulsions. le travail est la médiation non substituable qu'entrevoit Freud sans vraiment l'établir. Il m'apparaît comme le seul principe pacificateur dans la vie ordinaire, où l'être humain, par activité déontique, apprend à négocier, construire, une règle commune, découvre la vie en société en même temps qu'il augmente sa maîtrise du monde. Il est ce qui permet aux hommes des se rencontrer, de vivre ensemble, de conjurer la violence et de rechercher l'entente (…) c'est l'avenir de la cité que menace le découpage tragique entre le travail ordinaire et la culture qu'a inauguré le tournant gestionnaire des années 1980. Car la culture est formée des oeuvres que les être humains produisent individuellement et collectivement par leur travail.»
« Léonard de Vinci a imaginé des machines alors que le moyen de les mettre en mouvement, la maîtrise de l'énergie, n'existait pas encore. Toutes proportions gardées, la capacité de réfléchir à une action collective relève de la même démarche d'abstraction. A partir du moment où vous pouvez rendre intelligible aux autres une manière d'agir ensemble, vous avez une chance de les convaincre. La possibilité d'une action concertée existe, il est très important de le penser et de le dire, de trouver les formes rhétoriques pour exposer ce programme d'action. Il faut accepter d'entrer en résistance en ayant conscience que le changement n'est pas immédiat et qu'il peut prendre des années à advenir. Les actes individuels n'ont de sens que situés dans l'attente de la renaissance de la coopération, des règles communes et d'une activité déontique. Recréer des liens avec les autres demeure la seule manière de fonder une action rationnelle. »
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