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Critique de Ingannmic


La baie de Bellingham représenterait-elle le paradis sur terre ? C'est en tous cas ce que pourraient laisser croire les brochures des Chemins de fer qui à la fin du XIXème siècle vantent cette "vivifiante et superbe région" d'abondance, où l'homme le plus pauvre possède sa propre maison, où les hivers sont doux, où les baies tombent dans les bols et les saumons sautent dans la poêle, où l'eau est délicieuse, où le pauvre et le riche boivent ensemble et travaillent de concert… Toujours est-il que Whatcom, qui n'est même pas une bourgade au moment où commence le récit, est considéré comme l'ultime halte américaine où un homme peut encore faire quelque chose de sa vie. C'est sans doute les raisons qui ont motivé les quelques colons qui viennent autour des années 1850 peupler cette terre isolée aux confins de l'ouest américain et à quelques encablures de la frontière canadienne. Ils ne sont alors qu'une poignée à s'y être aventurés.

Felix et Lura Rush, premiers pionniers et propriétaires de la scierie dont tous les nouveaux arrivants sont tributaires, aident les colons qui arrivent avec les vaches et les enfants ayant survécu au trajet à s'installer sur des concessions dont ils abattent les monumentaux sapins Douglas qui sont ici hauts comme des immeubles et serrés comme des brins d'herbe. Vivant de saumons et de clams, travaillant pour certains à la scierie ou à la mine de charbon, ils se mêlent aux autochtones, les indiens Lummis, qui les appellent les "Bostons", les accueillent et leur enseignent les règles de survie en échange de l'aide que ces blancs pourront leur apporter pour lutter contre les tribus du nord qui les asservissent.

Parmi eux Ada et Rooney Fishburn, qui en 1855 débarquent avec Clare, cinq ans, le bébé Glee né sur la route, et l'immense chagrin d'avoir perdu leur troisième enfant, écrasé par les roues de leur carriole.

Ces gens possèdent peu, mais sont liés par une indéfectible solidarité et portés par un fier sentiment de liberté, s'adaptant à cette nature sauvage et à leurs rudes conditions de vie, subissant l'omniprésence de la mort qui fauche indistinctement hommes et femmes, gamins et maris en pleine force de l'âge, au gré des accidents ou des maladies si nombreux que lorsque l'on demande aux femmes combien elles ont d'enfants, elles incluent toujours dans leur réponse le nombre de défunts.

Mais des gens nouveaux arrivent et remplacent les morts, débarquant des vapeurs pour conquérir ce qui commence à prendre des allures de petite ville…

De 1855 à 1893, au fil d'épisodes alternant entre divers personnages, on assiste ainsi à l'évolution d'un territoire qui se civilise, à l'essor d'une ville qui en devient le symbole de l'histoire d'une Amérique en construction. Au cours de ces quatre décennies, nombreuses sont les mutations qui bouleversent le mode de vie des habitants de la baie.



Les pionniers fiers et libres, travaillant la terre, ont laissé la place aux spéculateurs, à la presse et à l'agitation, à une société préoccupée de son propre développement. le pragmatisme et la solidarité, le fait de partager le peu que l'on avait, ont été remplacés par l'exigence de confort, l'excitation causée par hausse du coût de l'arpent, la course aux honneurs et le désir de fortune. Les premiers venus s'adaptaient au pays, quand les derniers arrivés veulent le transformer, méprisant les indiens qu'ils jugent sales et sans discipline. Des indiens décimés par les maladies apportées par les migrants -typhoïde, variole- et dont les moyens de subsistance, liés à une nature qu'il convient dorénavant de dompter, disparaissent peu à peu. A la place des groupes éclectiques que formaient leurs précurseurs -parmi lesquels comptaient entre autres un quasi-ermite, un contrebandier parlant trois dialectes indiens, un domestique vivant dans un tipi- les nouveaux colons arrivent en famille avec des idées bien arrêtées sur la bienséance, stigmatisant la moindre déviance ; "c'est tout juste s'ils ne récurent pas les arbres"...

Whatcom et la région connaissent, parfois avec retard, les bouleversements et les événements qui traversent plus généralement la société américaine, et en subissent parfois dramatiquement les conséquences, de la ruée vers l'or à la crise financière de 1893, de l'arrivée du chemin de fer aux déportations des chinois ayant contribué à le construire…

Au gré des destinées des héros, le récit est par ailleurs traversé de réflexions existentielles. Certains mesurent la dimension dérisoire de leurs aspirations matérielles et de leur trompeur sentiment d'invulnérabilité, réalisant avoir oublié l'existence du nécessaire combat contre la vanité. D'autres, déçus par le monde qui les entoure, renonce à leurs envies, à leurs passions, finalement à eux-mêmes. Quelques-uns trouvent au bout d'un parcours parfois douloureux mais n'ayant jamais entamé leur droiture, la clé d'une sérénité inestimable…

« Les vivants » révèle sa densité et sa richesse au fil d'une lecture au rythme lent, d'épisodes drôles ou tragiques, de témoignages du quotidien ou révélateurs des tendances sociétales, culturelles, politiques, de cette Amérique de la seconde moitié du XIXème siècle. C'est aussi un grand roman sur la manière dont les interactions entre l'homme et le milieu naturel les transforment mutuellement.

A lire.
Lien : https://bookin-ingannmic.blo..
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