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Critique de Christw


C'est le moindre mal qu'on lui souhaite, le roman français trouve-t-il un nouvel élan guilleret et rafraîchissant ? Alors que Laurent Binet a produit l'an passé une sorte de roman policier amusant, cocasse et rocambolesque, le début 2016 voit un Jean Échenoz désopilant proposer un polar sucré d'humour. Plusieurs des acteurs de ce roman noir édulcoré sont des pieds nickelés pas très bien organisés qui se retrouvent plongés au coeur d'une Corée du Nord redoutable et ridicule. L'écrivain règle la mécanique de l'aventure ébouriffante avec sa maîtrise habituelle.

J'ai déjà signalé l'impression que me laissent les livres de l'auteur, cette façon qui rappelle la «ligne claire» en bande dessinée. Je crois comprendre mieux ce ressenti qui semble émaner du peu d'épaisseur psychologique explicite des protagonistes. Nous n'y lirons jamais de monologue intérieur, on s'y attarde très peu sur les états d'âme que le lecteur construira à son gré, s'il le souhaite, mais ce n'est pas l'objet. Bref les silhouettes qui s'agitent dans les pages sont nettes, plus gouaches qu'aquarelles, et l'envoyée spéciale Constance, dans la constance de son équanimité, répond tant à cette prescription qu'elle inspire un effet comique. Pas affolée pour un sou de ce qui lui arrive, elle passe à travers tout comme une intouchable et invulnérable princesse, passant ses heures de captivité à lire un dictionnaire encyclopédique Quillet de A à Z.
[...].
D'emblée, à la page 11, on découvre un narrateur qui aime pointer le bout du nez, en toute modestie et par la voie d'un pluriel poli : "Faisons fi de nos obligations de réserve ainsi que du secret défense, précisons d'abord l'identité de l'officier".
À la page 67, plus discret : "Il jette la fin de sa Pall Mall par la fenêtre et, coeur de cible, le mégot tombe pile au centre du O de LIVRAISONS. Bravo, mais Tausk ne le remarque pas non plus, il reprend le téléphone...".
Aucune retenue page 279 où il apparaît tel Guignol bondissant : "Nous ne prendrons pas la peine de décrire Pak Dong-Bok : il ne va jouer qu'un rôle mineur et nous n'avons pas que ça à faire".
Jean Échenoz confère à l'incise extra-diégétique une dimension récréative et en use intensément, manifestation du conteur tout-puissant, semblant contrôler tout au vu et su du lecteur qui se retrouve derrière le théâtre pour apercevoir le marionnettiste manoeuvrer les fils. Ainsi page 111, après une digression savante sur la chimie commune des phéromones de papillons et éléphants : "Nous pensions qu'il n'était pas mauvais que ce phénomène zoologique, trop peu connu à notre avis, soit porté à la connaissance du public. Certes, le public a le droit d'objecter qu'une telle information ne semble qu'une pure digression, sorte d'amusement didactique permettant d'achever un chapitre en douceur sans aucun lien avec notre récit. À cette réserve, bien entendu recevable, nous répondrons comme tout à l'heure : pour le moment." Et effectivement, on retrouve les éléphants plus loin, très gratuitement, le narrateur s'affichant à la baguette de façon ostentatoire.

Tout cela est subtil, car Échenoz n'échappe pas à la conclusion énoncée par Kaempfger et Zanghi (2003) : "La voix narrative n'est pas la voix de l'auteur. Elle est créée par l'auteur, au même titre que l'intrigue". Et ce démiurge raconteur n'est pas totalement le maître, car lisons-le à la page 280: "Ce qui peut paraître invraisemblable, mais je n'y peux rien non plus si les choses se sont ainsi passées." Ce sont bien les personnages (et les circonstances) qui décident, ils ont leur vie et c'est tant mieux pour le thriller : le lecteur peut frémir pour eux... le narrateur intrusif est une sorte de pince-sans-rire spirituel dont Échenoz, bien caché derrière le narrateur qui nous assied sur ses genoux pour conter, possède le bon dosage.
[...].
Enfin, je n'avais pas décelé ce passage rapporté par Nathalie Crom (Télérama), où un des protagonistes des services secrets exprime "Tout est en place et chacun joue sa partie. Ils n'ont aucune idée de ce qu'ils font, mais ils font tout comme je l'avais prévu.", ce qui atteste que l'auteur a introduit au minimum une incise auto-réflexive. L'auto-réflexion situe le sens d'une ou plusieurs phrases à la fois dans la narration et hors de celle-ci (explications dans le compte-rendu du "Méridien de Greenwich"). Ainsi, le vrai auteur, l'écrivain plume à la main, très caché, nous en convenions dix lignes plus haut, apparaît quand même indirectement par cette entourloupe...

Ces réflexions un peu savantes ne doivent pas faire oublier qu' "Envoyée Spéciale" est un roman distrayant, spirituel, où Échenoz n'est pas avare en anecdotes érudites.

Je vous vois bien en émerger avec un quart de sourire perpétuel à la B. B. Thornton, plutôt rassurant.

Lien : http://christianwery.blogspo..
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