AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de Nastasia-B


Le Nom De La Rose regroupe à lui seul presque tous les marqueurs qui révèlent selon moi les plus grandes réussites de la littérature, toutes époques confondues. Tout d'abord, il me faut applaudir bruyamment cette trame narrative (ce que j'appelle pour faire simple le scénario), qui est tout bonnement exceptionnelle.

Umberto Eco se permet non seulement d'écrire l'un des plus grands chefs-d’œuvre de tous les temps, mais en plus de s'adonner à un genre que certains considèrent comme " mineur " de la littérature, à savoir le polar, prouvant ainsi tout le contraire, s'il en était besoin. (L'auteur est, à cet égard, un digne compatriote du grand Sergio Leone qui lui aussi a su faire son renom au cinéma en signant des films majeurs appartenant pourtant au genre réputé " mineur " qu'est le western.)

Mais s'il n'avait été que la difficulté déjà grande de relever un tel défi, Umberto Eco se serait presque ennuyé donc, il n'a rien trouvé de mieux que de faire un polar, certes, mais un polar médiéval, ce qui n'est pas rien. Et comme si tout cela ne suffisait pas, pour corser encore un peu plus la difficulté, il plante son histoire en plein dans le ventre de l'obscurantisme religieux et doctrinal, à l'époque des grandes hérésies et des plus " belles " heures de l'inquisition, du temps des papes avignonais.

Mais attendez la suite, vous n'avez encore rien vu. l'ouvrage étant déjà tellement improbable qu'il est sûrement bon de rajouter en plus une ou deux petites gageures par-ci par-là, comme par exemple faire des inclusions d'ordre philosophique sur le rôle du livre ou du rire, de disserter sur le savoir, le fanatisme, la tolérance, sur la révolte des classes populaires, sur l'idée même de bibliothèque et sa fonction à l'échelle de l'humanité, sur les liens troubles qui existent entre Pouvoir, Possession et Savoir, et probablement mille autres encore qui m'auront échappé.

Le style d'Umberto Eco est toujours finement ciselé, docte et jamais dénué d'humour. Sans compter qu'il est truffé de clins d’œil et d'appels du pied soit à des héros de fiction comme Sherlock Holmes (Guillaume de Baskerville) et son fidèle Watson (qu'on retrouve dans le sonorité de " Adso ") ou bien aussi à des auteurs ayant existé, au premier rang desquels Jorge Luis Borges, qui était au naturel à la fois bibliothécaire et aveugle et qui a donné naissance à un très vénérable moine, amoureux fou de sa bibliothèque (tiens, tiens) et aveugle au demeurant (là, ça me dit quelque chose) et qui se nomme dans le roman Jorge de Burgos. Mais bien sûr, le plus grand clin d'œil de l'auteur réside dans la clef même de l'intrigue qui est tout droit issue des Mille Et Une Nuits (Histoire Du Roi Des Grecs Et Du Médecin Doubane, pour ceux que cela intéresse, mais je n'en dis surtout pas plus.)

Deux mots du synopsis désormais : Guillaume de Baskerville, moine franciscain anglais, est mandaté par l'empereur du Saint Empire Romain Germanique pour négocier avec des émissaires du pape avignonais, farouche ennemi de l'empereur, dans le terrain neutre constitué par une abbaye bénédictine des Alpes, non loin de Nice, mais côté italien.

Cette abbaye renferme la plus grande bibliothèque de toute la chrétienté et est le creuset où sédimente le savoir universel depuis des siècles. Les franciscains prêchent que le Christ était pauvre et ne possédait rien, ce en quoi ils veulent l'imiter. Cette posture intéresse l'empereur car en pareil cas, tous les biens matériels lui échoient à lui, directement ou indirectement.

La pape, quant à lui, prêche que rien dans les écritures ne s'oppose aux possessions matérielles au bénéfice du clergé et même lui, personnellement, est assez intéressé par elles. Tout l'enjeu de la conférence sera donc de trancher si oui ou non le Christ était pauvre et si ceux qui se réclament de lui doivent l'être également.

Cependant, tout serait décidément trop simple si, au moment même de l'arrivée de Guillaume de Baskerville et d'Adso à l'abbaye, un moine n'avait été retrouvé mort dans des circonstances plus que douteuses. Et ceci ne serait encore rien si, jour après jour, d'autres moines ne trouvaient la mort dans des conditions chaque fois plus mystérieuses et troublantes.

Oui, vous avez deviné, le fin limier Guillaume de Baskerville (magnifiquement campé par Sean Connery dans l'admirable adaptation à l'écran de Jean-Jacques Annaud) va devoir enquêter sur ces morts énigmatiques… Complots, rancœurs, luttes d'influence, énigmes, pièges politiques, coups de théâtre, tout y est.

Je lance donc un très grand coup de chapeau à Umberto Eco pour la maestria, l'envergure et le rythme avec lequel il mène son roman de bout en bout. C'est de mon point de vue du très, très grand art. J'aurais cependant deux minuscules griefs à adresser malgré tout à l'auteur sur deux points qui m'ont un peu dérangée à la lecture.

Premièrement, la surabondance de citations en latin, voire en allemand, non traduites dans mon édition, ce qui est parfois gênant car on n'est pas obligé d'être latiniste ou germanophone pour pouvoir jouir d'un bon roman (Mesdames et Messieurs les éditeurs, de petites notes en bas de pages seraient peut-être les bienvenues).

Deuxièmement, l'auteur s'est lâché, à deux ou trois reprises, dans des énumérations un tantinet barbantes à mon goût (description du portail de l'église, rêve d'Adso, par exemple).
Hormis cela, grand plaisir, grande jubilation, grand bonheur à la lecture que je ne peux que vous recommander vivement, bien que ces menues considérations ne soient que mon avis, c'est-à-dire, pas grand-chose.

P. S. : Chers amis Babeliens, je ne vous surprendrai probablement pas en affirmant qu'au-delà du clin d’œil au personnage de Borges, le texte lui-même, d'une part lors d'une discussion entre Guillaume et Adso, d'autre part par la parabole globale contenue dans ce roman, le texte disais-je fait largement écho à la thèse défendue par Borges dans l'une des nouvelles constitutives du recueil " Fictions ", à savoir, celle intitulée (ça ne s'invente pas sur un tel site) La Bibliothèque De Babel.

Dans cette nouvelle, Borges soutient qu'à l'échelle des siècles, la disparition des livres (autodafés, pertes accidentelles, auteurs censurés ou tombés dans l'oubli) n'est pas un problème car les livres s'influencent les uns les autres, dans une sorte de transmission héréditaire et que donc, même si les parents disparaissent, les enfants, les petit-enfants, les arrière-petit-enfants possèdent en leur sein, certes sous forme diluée, mais tout de même, l'essence de ce qui était contenu dans ces livres perdus et que d'ailleurs, s'ils étaient encore présents, leur impact sur ces descendants ne serait probablement pas plus important de toute façon. Bien sûr, à l'échelle de quelques années, ces pertes se font sentir, mais pas si l'on augmente dans le temps la fenêtre de perception de ces ouvrages.

P. S. 2 : (Tentative d'éclaircissement du titre du roman)
p. 300-301 : La vérité est que je " voyais " la jeune fille, je la voyais dans les ramures de l'arbre nu qui palpitaient, légères, quand un passereau transi volait y chercher refuge ; je la voyais dans les yeux des génisses qui sortaient de l'étable, et je l'entendais dans le bêlement des agneaux qui croisaient mon errance. C'était comme si toute la création me parlait d'elle, et je désirais, oui, la revoir, mais j'étais aussi prêt à accepter l'idée de ne la revoir plus jamais. (...) Chaque créature est presque écriture et miroir de la vie et de la mort, où la plus humble rose se fait glose de notre cheminement terrestre, comme si tout, en somme, ne me parlait de rien d'autre que du visage que j'avais malaisément entrevu dans les ombres odorantes des cuisines.
p. 437 : De l'unique amour terrestre de ma vie je ne savais, et ne sus jamais, le nom.
p. 535 : Stat rosa pristina nomine, nomina nuda tenemus. (qui peut se traduire comme : « La rose des origines n'existe plus que par son nom, et nous n'en conservons plus que des noms vides »)
Commenter  J’apprécie          24214



Ont apprécié cette critique (183)voir plus




{* *}