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Critique de Enroute


Ni souverainiste, ni fédéraliste, ni ardant défenseur de l'euro, ni promoteur d'une commission souveraine et d'un gouvernement européen, refusant la méthode d'engrenage des petits pas et les grandes idées toutes faites que l'on applique aveuglément, Jean-Marc Ferry a élaboré en quatre décennies une perspective solide de ce à quoi pourrait ressembler une organisation sociale organisées de citoyens d'États démocratiques et souverains : le cosmopolitisme.

Tout part d'un traité de Kant publié en 1795 qui ajoute au droit interne (civil) et au droit externe (international), le droit qui régit les relations de ces citoyens entre eux et avec leurs institutions par-delà les États-nations. Il en découle des conséquences innombrables qui bouleversent notre conception de la démocratie, de la république, de l'économie, de l'Europe.

Créée pour empêcher la guerre, celle-ci ne peut plus raisonnablement se donner comme objectif aujourd'hui que de maîtrise la globalisation, caractérisant la privatisation du monde. le principal problème est que ses promoteurs n'ont d'autres schémas en tête que le fédéralisme, l'État-nation, la souveraineté centralisée, tous ces concepts qui ont certes fait la cohérence de l'État-nation, mais faillissent quand il s'agit d'organiser une société multilingue, multiculturelle, à grande échelle, et aux souverainetés nombreuses. Si bien qu'on ne différencie plus les acteurs de la globalisation de ceux de l'Europe, qui semblent bien être les mêmes, qu'ils en soient conscients ou non. Les populations s'éloignent des partis politiques traditionnels suspectés d'aveuglement, ou de compromission sinon de complicité. Une réflexion de fond permet de sortir des déclarations d'opinion et des traits d'humeur. En moins de trois cents pages, Jean-Marc Ferry résume ce à quoi une pensée exigeante et quatre fois décennales a produit de concepts et d'innovations en philosophie politique.

Du point de vue monétaire, la création de l'euro n'a pas été une franche réussite parce qu'elle n'a pas été accompagnée d'une coordination des politiques budgétaires. Au contraire, la coordination a fait place à la sanction, celle menée par des critères intransigeants et aberrants dans un contexte économiquement hétérogène, favorisant nécessairement l'accroissement des inégalités entre le nord, dont les outils de production sont dès l'origine plus compétitifs que ceux du sud et qui ne pouvaient manquer de capter les capitaux européens du fait d'une monnaie unique sous-évaluée, et le sud, pâtissant dès l'instauration de la monnaie unique d'un euro surévalué : le nord exporte plus facilement, le sud, qui n'exportait rien, ne peut plus, en plus, acheter : il est réduit à des politique d'austérité menant nécessairement à la faillite. L'évidence est que tous les États ne peuvent être excédentaires à l'exportation. le nord étant exportateur, il doit alors délibérément consentir à l'organisation d'un déficit en faveur du sud afin de rééquilibrer les avantages d'une monnaie faible et compétitive au grand export dont le sud le fait, par sa présence, bénéficier.

Les solutions d'un budget européen ou de la création d'un gouvernement économique européen sont pour autant contraires à l'esprit cosmopolitique et ne sont motivées que par le muselage de toute discussion dont on craint par avance, par défiance, c'est-à-dire manque de confiance dans ses partenaires, qu'elle crée des heurts - quand c'est justement l'esprit cosmopolitique que de rechercher l'accord et l'entente par la discussion plutôt que l'injonction de l'autorité. Si bien que la généralisation d'un accord de principe de l'organisation d'un déficit au nord et d'une réorganisation budgétaire au sud mènerait à harmoniser une zone euro en voie de dislocation inévitable. Reste à savoir si la crise du coronavirus actuelle qui a déjà mené l'Allemagne à considérer avec moins de méfiance la notion de solidarité, serait susceptible de produire des effets durables en ce sens.

Du point de vue économique, il s'agit ni plus ni moins d'inverser le circuit : le circuit primaire, libéral, menant à une collecte en vue d'une redistribution au sein d'un circuit secondaire du welfare state ou de l'État providence ne fonctionne plus dans une société où les critères de distribution et les méthodes d'évaluation de la participation de chacun à l'économie globale sont devenus impossibles à déterminer. Si l'on prenait en considération que le tiers à la moitié des PIB sont redistribués, il serait possible d'envisager que le circuit primaire soit égalitaire par la distribution d'un revenu primaire inconditionnel et que le circuit secondaire soit libéral, chacun ayant alors la possibilité de développer son activité comme il le souhaite, à ses risques et périls, mais avec l'assurance que des moyens de subsistance minimaux lui sont garantis, à vie.

La conséquence est la création nécessaire d'un secteur quaternaire, absorbant le trop plein d'activité du secteur tertiaire, aujourd'hui pléthorique, puisque concentrant plus des trois quarts des PIB. le secteur quaternaire, dont la réalité semble aujourd'hui patente par la multiplication des sociétés unipersonnelles et des microsociétés, concentrerait les activités autonomes non mécanisables (aide à la personne, création, artisanat, etc). Il est ainsi doublement répondu à la seule perspective économique viable pour une société développée comme l'est la société européenne : l'automatisation des processus de production qui ne peut manquer d'accroître l'inactivité et le chômage de masse. La solution française consistant à accroître la redistribution pallie certes les dégâts sociaux mais atteint ses limites comme la crise des gilets jaunes le montre. La reprise en main des politiques communes par les États, seuls capables d'enclencher le mouvement vers les transitions technologiques qui s'annoncent (robotisation, miniaturisation, énergie, etc.), permettrait de palier aux insuffisances du secteur privé à engager les investissements nécessaires sans par ailleurs le contexte planifié stabilisant les prises de décisions, contrairement à ce qu'une pensée néolibérale voudrait le faire croire : le privé ne peut pas tout et le capitalisme a besoin de l'État.

D'un point de vue politique, la crise de légitimité démocratique de l'Ue serait dépassée par la descente du traitement des questions européennes des institutions communautaires vers les parlements nationaux, chargés de mettre les questions européennes dans l'espace public et aidés en cela par la publicité des chefs d'État et de gouvernement des divergences manifestent entre les visions des exécutifs européens. Il serait ainsi mis définitivement fin à la voie diplomatique européenne, voie de l'union internationale, comme l'ONU ou la SDN, mais certes pas d'une union cosmopolitique. Les questions européennes débattues dans les espaces nationaux seraient ensuite consolidées au parlement européen. Là encore, c'est une inversion du fonctionnement actuel qui s'opère puisque aujourd'hui ce sont les directives et règlements du parlement européen qui sont ensuite déclinés dans les espaces nationaux. Il est aussi proposé la nomination d'un président européen.

Du point de vue migratoire, il convient de dissocier les notions de citoyenneté et de nationalité. La déchéance de nationalité n'est pas juridiquement une solution offerte, mais, à l'inverse, l'octroi d'une citoyenneté, en l'occurrence européenne, sans accorder la nationalité (d'un État européen) est une solution juridique à la crise des migrants - sans que pour autant les questions économiques et sociales soient réglées. le constat est que les migrants n'ont pas vocation à rester dans les espaces politiques qu'ils gagnent dans leur fuite de la guerre, de la misère ou d'une insécurité politique, mais qu'ils ont en revanche besoin d'une terre d'asile temporaire qu'ils prévoient par avance de quitter lorsque la situation de leur terre d'origine se sera améliorée. Sans que l'on renonce à la protection des nationaux, la citoyenneté européenne confère alors des droits gradués aux réfugiés. Cette solution répondrait à une qualification juridique de leurs besoins en s'affranchissant d'une dichotomie entre une frontière fermée et une frontière grande ouverte, et sans que l'on renonce aux principes européens, puisque c'est au contraire le principe cosmopolitique, axe de l'Ue, qui est ici mobilisé.

Il est à ce sujet essentiel de prévoir que la multiplication des échanges, l'accroissement de la population mondiale et l'émergence de nouveaux États développés mène à relativiser l'espace de prospérité qui a distingué si longtemps l'espace européen et qu'il faille dès à présent renforcer les relations et leurs natures avec les États périphériques de l'Union, à commencer par ceux du pourtour méditerranéen. L'éthique reconstructive est une ressource précieuse pour engager le dialogue entre des entités sociales qui se sont longtemps opposées ou ont, du moins, un passé commun encombré de différends et de ressentiment. Les sciences humaines sont ici sollicitées pour favoriser le cosmopolitisme au-delà des frontières de l'Union, quand bien même celle-ci n'a pas vocation à s'étendre indéfiniment.

Enfin, la réponse à plus de solidarité en Europe pourrait venir d'une affirmation des principes qui ont historiquement fait l'Europe, c'est-à-dire les États européens et qui sont ceux de civilité (traiter les différends par des voies concertées menant à des comportements partagés, une conscience de l'universel et à celle de la liberté privée individuelle), de légalité (favoriser l'établissement de règles de références d'organisation de la société pour garantir l'intégrité des individus la composant) et de publicité (la communication des décisions politiques au sein d'un espace de discussion partagé). Là encore, l'éthique reconstructive, fondée sur le principe de reconnaissance, lui-même lié au sentiment d'amour pourrait trouver un emploi judicieux.


Il s'agit donc d'une synthèse panoramique des thèses que l'auteur a développées au cours de sa carrière, menée à grand train et comme depuis l'autoroute ou un siège de TGV : les familiers de la pensée de Jean-Marc Ferry ne seront pas surpris de retrouver en substances les thèmes de ses ouvrages précédents, le cas échéant adaptés à la politique actuelle - en revanche, les autres y seront vraisemblablement très déstabilisés tant les idées y sont nombreuses et que le fil de la réflexion les assemble à grande vitesse. Ils éprouveront alors le plaisir de tous ceux qui découvrent la pensée de Jean-Marc Ferry : anticiper les nombreuses lectures captivantes qui les attendent à la lecture de ses ouvrages qui, chacun à sa manière traite des sujets ici abordés (La question de l'État européen, Europe la voie kantienne, La république crépusculaire, La religion réflexive, L'éthique reconstructive, L'allocation universelle, Habermas, l'éthique de la communication, Les grammaires de l'intelligence, Les puissances de l'expérience, etc.).

Reste que l'ouvrage, pour le coup, marque un changement de traitement des questions traitées par la vivacité qui s'y exprime. En l'occurrence, il se pourrait que l'on perde en subtilité ce que l'on gagne en engagement - et il se pourrait que l'approche des présidentielles ait engagé l'idée de proposer des pistes d'élaboration d'un programme électoral à de futurs candidats éventuels - car c'est bien de cela qu'il s'agit ici : non plus d'un ouvrage de théorie philosophique, mais bien d'un fascicule politique. En conséquence, un certain nombre de points restent obscurs et mériteraient qu'on les détaille pour que la réflexion prennent véritablement pied dans un contexte européen.

D'abord, on pourrait remarquer que si la question du revenu primaire inconditionnel et des arguments qui mènent à invalider l'organisation économique actuelle (ou à mettre en évidence son aberration) sont extrêmement convaincants, on ne saisit pas de quelle manière il pourrait trouver à se mettre en place - à partir des éléments ici fournis, car il s'entend qu'il appartient à des acteurs politiques de compléter ces réflexions par leur propre vision et capacités de mise en oeuvre des changements induis. En effet, le souvenir de la lecture de "L'allocation universelle" mènera le lecteur à l'idée que ce revenu est calculé selon une part du PIB. Or il s'agit ici d'une mesure cosmopolitique, fondatrice de l'éthos européen, ciment d'une organisation sociale résolument tournée vers l'avenir et les enjeux industriels, culturels, économiques qui attendent (ou contraignent déjà) les nations développées. Si bien que l'on se demande si ce calcul doit être fait par nation (alors le revenu sera plus élevé en Allemagne et moins élevé au Portugal), ce qui demanderait à justifier la manière dont, politiquement et culturellement on justifie ces différences, d'autant qu'il est bien évidemment question tout au long de l'ouvrage d'une coordination budgétaire et d'une harmonisation économique : on ne peut tout simplement pas se résoudre à décréter que l'évidence des réalités économiques actuelles mène à ce que 15% des PNB la constitue - car c'est tout le système cosmopolitique qui est ici sollicité : si les pays du nord n'engagent pas la coordination budgétaire, les pays du sud se sentiront doublement floués puisque les populations du nord bénéficieraient directement d'un revenu supérieur, ce qui serait en partie lié au déséquilibre économique d'une monnaie trop forte pour ceux-ci et trop faible pour ceux-là. Par ailleurs, quid des déplacements de populations ? Si je possède 900 euros d'allocation universelle et que je suis au chômage en Allemagne, pourquoi n'irai-je pas vivre en Grèce où, pour cette somme, je vivrai bien mieux qu'en Allemagne ? Quid de l'augmentation des prix localement si de nombreuses personnes du nord font ce chemin ? Doit-on attendre des mesures entrepreneuriales en Grèce par des citoyens du nord qui ne trouvent pas d'activité chez eux ? Quelles conséquence prévisibles au global ?... Car c'est bien un droit cosmopolitique que de se déplacer au sein de l'union et de vivre où bon vous semble...

À l'inverse, on peine à songer que l'indexation de l'Allocation se fasse à partir du PIB européen et soit le même pour tout le monde : 500 euros en Hongrie pourraient représenter beaucoup ; la même somme pour un francilien n'a pas le même effet. Il est bien sûr écrit dans une note de bas de page que cette mesure innovante pourrait n'être valable que dans un nombre de pays limités - qu'un autre passage suggère être l'Allemagne, l'Autriche, la Suisse et, vraisemblablement, la France : mais cela n'exonère pas d'une réflexion sur les niveaux de revenus - si l'idée d'un même SMIC est acceptée dans l'espace français, des Hauts-de-Seine à la Creuse, on peut penser que la puissance de l'intégration républicaine y est pour quelque chose - et l'ouvrage traite aussi de la nécessité du partage d'un éthos européen, marquant l'évidence de son absence actuelle. Qu'est-ce qui pourrait alors justifier l'établissement d'un RPI d'un même montant pour des citoyens de pays différents ?...

L'autre élément à mon avis problématique est cette double proposition de l'élection (ou nomination) d'un président européen d'une part et d'un réseau des parlements d'autre part. Cette double idée semble en effet marquer un retrait de l'esprit cosmopolitique et une trop grande spontanéité à aller vers des solutions traditionnellement proposée par un courant de pensée auquel entend répondre - et en partie contrer - le cosmopolitisme, à savoir le fédéralisme. On ne saisit pas la nécessité d'un président de l'Europe. Il s'agirait, est-il écrit, de favoriser la représentation de l'autorité (qui n'est pas souveraineté, laquelle reste l'apanage des États). Mais on imagine bien que la nomination d'une seule fonction aussi visible à l'échelle d'un continent ne puisse se faire sans tout un appareil d'influence de nature à convaincre des groupes nombreux et hétéroclites de la capacité de la personne à incarner la fonction et occuper le poste - qui est caractéristique d'un lobby ou parti politique comme on voudra dire. Cette évidence est renforcée par le mode de nomination suggéré : que chaque parlement propose un candidat, puis que le parlement européen en sélectionne dix et, enfin, que le conseil européen nomme le Président de l'Union. On peine à imaginer que la fonction ne se partage pas entre la France, l'Allemagne et l'Italie et que la nomination d'un candidat chypriote, maltais ou slovène est aussi probable que faibles les moyens d'organisation politique des communautés dont relèvent leurs parlements en comparaison de ceux des grands pays... Et en quelle langue parlerait le candidat, sinon français, anglais et allemand... pour la grande frustration de tout le monde sans doute ?... La création de partis d'influence à l'échelle continentale ne peut que participer à figer le panel politique - et donc l'intégration par le haut des courants politiques, écrasant le cosmopolitisme par le fédéralisme - alors que c'est tout le contraire qui était visé. Par ailleurs, on peut douter qu'un mode de scrutin aussi lointain des électeurs, du moins français, habitués à l'élection à la présidence au suffrage universel direct, ait le moindre effet de diminution de la crise de légitimité démocratique et, pour dire les choses, risquerait plutôt à mon sens à l'accroître fortement : je n'ai personnellement rien à faire que le président de l'Union soit nommé par un conseil européen dont je ne connais que péniblement les noms de deux ou trois membres, à la suite d'une présélection d'un parlement européen dont 90% des députés me sont inconnus - autant nominativement que leurs orientations politiques qui, pour beaucoup n'existent pas dans mon pays ! - consécutivement à la proposition d'un candidat par mon parlement (l'Assemblée nationale en France suppose-t-on), qui sera un vieux de la vieille, dont je n'ai aucune certitude de la capacité à organiser quoi que ce soit dans un nombre de pays si grands (trente), dont certains sont politiquement très organisées (l'ouest) ! J'aurais, je pense, plutôt l'impression d'une fonction complémentaire, qui n'apporte rien, et aurais plutôt tendance à m'agacer dans cette extension du nombre de postes officiels à la visibilité si incontournable et pourtant au périmètre si vague. Mais surtout, il paraît que cette idée s'éloigne véritablement du cosmopolitisme : puisque c'est la coordination qui prévaut et l'identité négative (l'identité reconstructive est, selon les souvenirs d'un lecteur attentif, en effet, négative), il conviendrait bien davantage que la fonction unificatrice de l'Union ne se fasse pas autrement que dans la diversité, c'est-à-dire sans incarnation personnelle... et en s'appuyant plutôt sur la négativité d'une multiplicité des opinions, celle par exemple d'un espace public européen, dont on se souvient aussi qu'il était indiqué ailleurs comme pouvant représenter à lui tout seul l'État européen... autrement dit, la présidence européenne, c'est cet espace public, qu'il conviendrait de mettre en oeuvre plutôt que la création d'une fonction supplémentaire....

C'est dans le même ordre d'idée que l'organisation d'un réseau des parlements, tout en constituant, il faut le reconnaître, une amélioration cosmopolitique par la descente d'un degré des questions communes du parlement européen aux parlements nationaux et l'amélioration en conséquence de la publicité de ces questio
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