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Critique de Erik35


L'ENFER AU PARADIS !

Anatole France ne s'entourait guère que de son humour confinant à la plus mordante des ironies pour mettre le lecteur dans le ton de son oeuvre tout autant que de ses intentions. Ainsi, il n'est nul besoin d'aller plus loin que les deux premières pages de la révolte des anges pour savoir à quels genres de personnages on a affaire avec les héros plus ou moins malheureux de ce roman, ceux qui constituent la bourgeoise et fort honorable famille d'Esparvieu, et qu'il en sera fort probablement pour les frais de deux notables institutions, fondements de la société de l'époque - nous sommes à la veille de la Grande Boucherie, le livre étant publié en 1914 - à savoir le sabre (l'armée) mais surtout et en premier lieu, le goupillon (l'église catholique mais aussi la religion de manière plus globale). Ainsi l'auteur nous assure-t-il presque dès l'entame, d'une part que «Depuis le Concordat de 1801 jusqu'aux dernières années du Second Empire, tous les d'Esparvieu étaient allés à la messe, pour l'exemple. Sceptiques au-dedans d'eux-mêmes, ils considéraient la religion comme un moyen de gouvernement.» Qu'ensuite, « Sous l'Ancien Régime, le peuple était croyant ; la noblesse ne l'était pas, ni la bourgeoisie lettrée. Sous le Premier Empire, l'armée, du haut en bas, était fort impie. Aujourd'hui, le peuple ne croit à rien. La bourgeoisie veut croire, et y réussit quelquefois, ainsi qu'y réussirent MM. Marc et René d'Esparvieu ».

C'est donc au sein de cette famille de croyants zélés que demeure le jeune Maurice d'Esparvieu en compagnie de cette parentèle qui réside toute entière dans une large demeure dont la fierté est constituée d'une extraordinaire bibliothèque, fondée par le premier géniteur patronymique, un esprit très savant et académique issu du premier Empire, laquelle se compose de tout ce qui compte d'ouvrage philosophiques, scientifiques, métaphysiques, religieux et théologiques que l'esprit humain a pu rédigé depuis l'aube des temps, en passant par les juifs, les grecs, les romains et autres pères de l'Eglise jusqu'à nos jours.

C'est au sein de ce temple de l'esprit qu'Arcade, l'ange gardien du jeune d'Espervieu, va pénétrer par effraction, y perdre la foi après avoir soigneusement étudié les fondements de la religion, de l'origine de (des) dieu(x), connaître l'histoire de la première révolte des Anges. Dès lors, pour Arcade qui vient de découvrir que la vérité se trouve dans les livres, Dieu ne sera plus ni omniscient ni omnipotent. Après avoir pris la décision de se rebeller, il recrutera d'autres de ses congénères révoltés, en exil parmi les hommes : le Prince Istar, un ange libertaire et poseur de bombes, Zita, bel(le) androgyne athée, Nectaire, un très vieil ange jardinier qui participa à la première révolte angélique, menée par Lucifer lors de sa chute... le but des conjurés, aiguillonnés par un Arcade très remonté contre son ancien maître - lequel s'avère n'être qu'un démiurge parmi bien d'autres, d'ailleurs pas le plus important, et non LE dieu de tout l'univers - sera de renverser ce petit dieu et d'établir une forme de gouvernement éclairé, ouvert, sans chef autoritaire ni caste (une démocratie réelle ? Une anarchie ? L'auteur n'est pas absolument clair là-dessus ou, plus exactement, il laisse la porte ouverte à bien des options, selon les velléités des anges déchus rencontrés au Royaume des Cieux.

C'est au cours d'une scène absolument truculente et moqueusement coquine, en tout digne d'une pièce d'un Georges Feydeau ou d'un Eugène Labiche, que le jeune Maurice va tout en même temps rencontrer enfin son Ange Gardien, apprendre brièvement à le connaître et le perdre définitivement, ce dernier ayant donc une révolution à préparer. Dès cet instant, les rôles vont s'inverser et Maurice, l'irrévérencieux, le presque agnostique, le jean-foutre et le chéri de ces dames, comprenant le drame que c'est de perdre un tel atout spirituel, va tout faire pour lui remettre le grappin dessus, tenter désespérément de le remettre à sa juste place, comprendre que c'est désormais impossible et finir par admettre que la situation s'est inversée totalement, à savoir qu'il est désormais l'ange gardien de son ancien ange gardien ! S'ensuit une succession de scène absolument dantesques et rocambolesques au cours desquelles on voit tour à tour les anges expliquer leurs révoltes - elles ne sont pas toutes de même forme ni de même expression -, leur amour des hommes (et bien souvent, des femmes terriennes !), leur dégoût pour ce faux dieu qui a pourtant tant réussi à imposer une doctrine aussi stupide que néfaste sur notre planète depuis près de deux mille ans, leur volonté d'en découdre, par tous les moyens et d'installer enfin sur le trône de Dieu le grand porteur de lumière, l'ange déchu, celui par qui le doute, la connaissance de la vie, les sciences et les arts ont été possibles, celui que les mauvais disciples du faux dieu ont nommé "le diable" ou "Satan" mais dont le nom exact est Lucifer. Lequel, à l'ultime fin d'un long rêve (magnifique de poésie, de puissance intellectuelle et de conviction), va refuser le trône promis et presque conquis, pour le motif qu'il ne veut ni ne peut devenir Dieu à la place de l'Autre au risque d'en reprendre toutes les tares, tous les défauts, toutes les ignominies. parce que le pouvoir salit, qu'il flétrit, qu'il abêtit et oblige à la violence.

Inutile de préciser que ce roman - l'un des ultimes grands textes romanesques d'Anatole France - est une violente charge contre la religion du Livre (principalement le catholicisme mais toutes les religions consacrées peuvent se sentir visées). mais il serait aussi vain qu'intolérable de contraindre Anatole France à un genre de pensée unique et rigide. D'abord, si c'est une charge contre le christianisme tel que vécu par ses coreligionnaires - bien plus vécu comme la crainte d'un vide sans elle que comme une foi profonde -, l'ensemble est bien trop subtil, bien trop aimablement moqueur et empli d'une immense connaissance intellectuelle de son sujet pour s'avérer n'être qu'un énième pamphlet anticlérical. Par ailleurs, l'athée - ou pour le moins l'agnostique - France ne peut s'abstenir d'établir un quasi panégyrique du panthéisme des grecs ou des romains ce qui, reconnaissons-le, pour un athée, demeure une gageure ! Au-delà de la satyre, on peut aussi découvrir un texte immensément désabusé. France avait-il prémonition de la monstrueuse déflagration à venir ? Entendait-il déjà rugir les six trompettes de l'Apocalypse future ? Avait-il prémonition que des hommes au-dessus de la mêlée comme son ami Jean Jaurès seraient éradiqués sur l'hôtel du nationalisme et de la bêtise guerrière ? C'est difficile à dire, bien entendu. Il n'empêche que ce texte incroyable, entremêlant fantastique, philosophie, ironie mordante presque autant que sombre, rêve éveillé, libertinage de circonstance sans plaisir (la postérité a facilement oublié qu'Anatole France fut loin, dans sa vie privée, d'être un "enfant de choeur" !) , critique sociale profonde et comédie de moeurs, etc, décrypte avec une finesse rare notre civilisation, les rêves effondrés de la République (tout n'est pas à comparer avec notre époque, mais tant d'éléments, pourtant) tout autant que les espoirs si souvent trahis de l'humanité.

S'opposant bien évidemment aux dogmes religieux, La révolte des anges refuse aussi bien toute forme de dogmatisme politique, de purisme idéologique, d'absolutisme de l'Absolu, quels qu'ils soient. On comprend mieux dès lors comment Anatole France ne pouvait que s'attirer le saint dégoût des surréalistes - sans même prendre en compte ce style rare, réfléchi et impeccable où le verbe chaloir se conjugue et "chaille", où l'on découvre les "décrétalistes", où les bibles se disséminent en "bibliettes" -, s'attirer les foudres de la papauté (qui mit à l'index son oeuvre toute entière), déplaire invariablement au bon bourgeois, à l'armée, aux anti-dreyfusards, aux républicains bon teint, aux royalistes et aux maurassiens, et se voir aussi surement rejeté par le purisme communisme pourtant naissant.
Demeurer, jusqu'au bout, un libre-penseur, un anarchiste vrai, un homme refusant profondément toute forme d'assujettissement, n'est jamais une attitude aisée ni particulièrement comprise. Mais qu'elle est riche, lorsqu'elle s'exprime avec une telle profondeur, avec une telle d'acuité ainsi qu'un humour aussi dévastateur, quoi que toujours intensément élégant. Pour preuve, la titraille vraiment loufoque de ces chapitres, un peu à la manière classique, mais avec un tel décalage que l'on ne peut s'empêcher d'en rire. Pour exemple :
«Où il est parlé d'amour ; ce qui plaira, car un conte sans amour est comme du boudin sans moutarde : c'est chose insipide.» au chapitre huitième.
Ou bien encore celui-ci dans lequel il s'adresse à la fois à l'intelligence du lecteur tout autant qu'à son sens de la dérision (sans même souligner ce que ces mots peuvent avoir de prémonitoire à quelques semaines du commencement de la Grande Boucherie) : «Où l'on trouvera la révélation d'une cause secrète et profonde, qui bien souvent précipite les empires contre les empires et prépare la ruine des vainqueurs et des vaincus, et où le sage lecteur (s'il en est, ce dont je doute) méditera cette forte parole : «la guerre est une affaire»

Si le formalisme romanesque d'Anatole France peut souvent sembler dépassé au lecteur contemporain - à moins qu'il soit tellement insolite et atypique que le lecteur d'aujourd'hui y perd aisément pied -, cette histoire d'anges révoltés est tellement impossible à la réduction de genre littéraire, d'idée et de propos (certains n'étant plus lisibles que par des historiens, soyons honnêtes) qu'il est possible de ne plus y entrer autant qu'il faudrait. Mais qu'on se laisse porter par ces descriptions de cataclysmes démiurgiques, de grands rêves d'êtres nietzschéens malgré eux, d'avenirs utopiques mais beaux, servi par un style d'une finesse telle qu'on peine à lire quoi que ce soit d'autre dans son immédiate compagnie bibliophilique ! Il serait profondément injuste et incroyablement imbécile que cet auteur-là disparaisse de nos mémoires et, surtout, de nos lectures : n'est pas un tel génie - malgré le temps qui passe et les invariables désuétudes - qui veut. Qu'on se le dise !
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