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Critique de Woland


Woland
07 septembre 2018
Titre original : ?
Titre français : A Ce Point de Folie - D'après l'Histoire du Naufrage de la Méduse
Traduction : Olivier Mannoni

ISBN : 9782081429406

Commencé sans grand empressement en raison de certains troubles de santé actuels, ce roman m'a littéralement aspirée par sa densité et son naturel. L'auteur précise qu'il ne s'agit pas d'une biographie mais d'une biographie romancée. Comme Géricault dans son inoubliable toile - plus même que le peintre puisque celui-ci se borne (et c'est largement suffisant) à nous dresser le portrait des malheureux qui périrent sur le radeau de la Méduse - Franzobel s'attache a brosser le portrait de chacun de ses héros (ou contre-héros ?) En cette dimension où une normalité déjà bien cruelle va se heurter de plein fouet à un instinct de conservation déchaîné, peut-on parler de héros ou de contre-héros ?

De lâches, en tout cas, on peut. A la courte paille, (dommage, ceux-là, on ne les mangera pas mais, d'un autre côté, ne risquions-nous pas l'empoisonnement ? ) nous tirons le capitaine de frégate Hugues Duroy de Chaumareys, quadragénaire qui a préféré émigrer pendant la Révolution et courir les tailleurs londoniens plutôt que de se battre jusqu'au bout, aux côtés d'un La Rochejaquelein par exemple, rentrer ensuite en France et y réintégrer l'administration des Douanes avant de se dire que, puisqu'un tel de ses aïeux avait fait une belle carrière dans la Royale, il se devait de suivre son exemple. Et son "ami d'enfance" - dont Chaumareys se demandera à un certain moment s'il l'a réellement connu durant l'enfance - Antoine Richeford.

Ce sont eux - le premier fut d'ailleurs condamné dans les formes par Louis XVIII - qui sont et resteront dans L Histoire les responsables, par leur incompétence, du naufrage de la Méduse, puissante frégate qui, entouré du brick L'Argus, de la corvette L'Echo et de la flûte La Loire, est chargé de rejoindre les comptoirs du Sénégal. Nous sommes en juillet 1816. Nous l'avons dit, La Méduse est un vaisseau puissant qui, bien que son capitaine n'ait plus navigué depuis l'Ancien Régime, distance assez vite les autres bâtiments. Chaumareys, royaliste à tout crin, de ceux qui n'ont "rien appris, ni rien oublié", est pompeux, arrogant et vous case des latinismes à chaque phrase. Il boit aussi, moins sans doute que son ami Richeford, mais surtout, au fond de lui, il doute de lui-même. Snob et plein de morgue, croyant que tout se règle par le nom et l'argent, au lieu de s'appuyer sur un solide trio de premiers officiers, lesquels ont à ses yeux le tort d'avoir servi Bonaparte, il en arrive à céder une bonne part de son autorité à ... Richeford, lequel se pare aussitôt du tricorne de capitaine et va accumuler erreur sur erreur.

A partir de là, si l'on fait abstraction de la façon très dure, voire impitoyable dont étaient traités les marins de l'époque, en France comme en Grande-Bretagne, et des hostilités qui, peu à peu, commencent à apparaître entre les membres des équipages et les passagers (La Méduse a, songez donc, l'honneur de transporter à Saint-Louis le futur Gouverneur des Colonies, accompagné de sa mégère d'épouse et d'une fille atteinte d'un angiome mais qui fera une "belle fin" en épousant l'un des premiers officiers bonapartistes), l'Absurdité, mais une absurdité meurtrière, et l'horreur s'installent à bord.

Incontestablement, Franzobel a du souffle, une bonne dose d'humour, noir ou pas, et la passion nécessaire au sujet on ne peut plus délicat qu'il traite. Ce sujet, ce n'est ni plus ni moins que l'abandon volontaire des plus misérables du lot sur un radeau, le fameux "Radeau de la Méduse", tout cela non par méchanceté d'ailleurs ou par mépris social : simplement parce que l'architecte du navire n'avait pas calculé le nombre exact de canots de sauvetage nécessaires ! Si le naufrage de la Méduse, était inévitable parce que Chaumareys a préféré se rendre aux "avis bacchiques" de Richeford, lequel ne connaissait rien à la Marine, que suivre les conseils éclairés de ses officiers, la tragédie des canots de sauvetage d'abord, puis celle du radeau en devenaient quasi obligatoires. Certes, à peu de choses près, les canots de sauvetage arriveront à St Louis avec le nombre de passagers qu'ils transportaient au départ. Mais, sur les cent quarante-sept laissés pour compte du radeau, seuls cinq survivront dont la majorité s'abîmera ensuite dans la Mort ou dans la folie. A deux exceptions près, le jeune Victor, qui avait voulu voir du pays, mais qui sera tout heureux, après l'horrible expérience de la Méduse, de rentrer dans des foyers confortables. Et le docteur Jean-Baptiste-Marie Savigny, second médecin sur La Méduse, personnage parfois très ambigu avec son obsession d'anatomiste, mais qui aura au moins le courage, revenu à terre, de rédiger une brochure sur les sinistres vérités du naufrage de la Méduse et les atrocités accomplies sur le radeau. Menacé de toutes parts, il maintiendra ses dires, brisera sa carrière dans la marine mais c'est grâce à lui qu'un certain Théodore Géricault aura vent de l'affaire et imaginera son inoubliable toile - laquelle n'eut pas l'heur de plaire à Louis XVIII. Peu importe, puisqu'elle figurera un jour en bonne place, auprès du Sacre de Napoléon Ier de David.

Signalons que, dès le début, la sinistre silhouette du maître-coq, Gaines, qui poursuit le jeune Victor de sa brutalité et de sa concupiscence, pourra apparaître comme la personnification du Mal à l'état pur, infiltré bien sûr sur le radeau où la Mort, une mort horrible, l'attend avec patience et probablement un profond dégoût. On peut y voir un "double", moins grossier et assurément méphistophélique, dans le personnage de Griffon.

Que dire de plus ? Sinon : lisez "A Ce Point de Folie" de Franzobel, auteur autrichien controversé, dit-on - on peut comprendre pourquoi - mais qui, comme Savigny, a au moins le mérite d'aller jusqu'au bout de ses convictions d'écrivain. Et aller au bout de ses convictions, ce n'est pas toujours facile, surtout avec un sujet tel que celui de la Méduse qui vous écrase brutalement la question en pleine figure :

- "Et vous, mes bons amis ? Pendant ces treize jours sur le radeau, sans aucun espoir, sans eau, sans nourriture, avec le soleil au-dessus de vous et les requins autour ... qu'eussiez-vous fait ?" ;o)
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