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Critique de nebalfr


GORODISCHER (Angélica), Kalpa Impérial, [Kalpa Imperial], traduit de l'espagnol (Argentine) par Mathias de Breyne, [s.l.], La Volte, [1983-1984, 2001] 2017, 245 p.


D'AUTRES LANGUES


En France, il n'est le plus souvent guère aisé d'avoir accès aux oeuvres de littérature de l'imaginaire composées dans d'autres langues que le français ou l'anglais. Ça n'est pas totalement inenvisageable, je ne le prétends certainement pas, et l'on peut bien relever, çà et là, telle ou telle traduction, mettons, de l'allemand, de l'espagnol, de l'italien, du russe, ou, en dehors de l'Europe, disons à tout hasard du japonais... À vrai dire, on peut relever à l'occasion des origines plus inattendues – à ceci près, bien sûr, qu'il s'agit d'exceptions qui confirment la règle, ce que l'on souligne inévitablement ; mais, certes, il y a somme toute peu de temps, j'ai pu lire du fantastique arabe (irakien, plus précisément), de la fantasy estonienne, de l'horreur suédoise ou même, attention, de l'anticipation groenlandaise. Et, si je ne l'ai pas (encore ?) lu, on peut relever qu'un prix Hugo chinois, ce n'est quand même pas tous les jours, et que cela pourrait indiquer une évolution bienvenue, à l'échelle mondiale sinon encore française... Oui. Mais c'est tout de même assez limité dans l'ensemble, pour l'heure – outre qu'il faut éventuellement y accoler une certaine ambiguïté tenant à la qualification de genre : ces auteurs ne sont pas forcément publiés dans des collections dédiées à la science-fiction ou à la fantasy, et ce quand bien même leurs oeuvres, prises « objectivement », pourraient parfaitement en relever.


Le cas de l'Argentine est peut-être singulier à cet égard. Au sein des littératures hispanophones, ce pays n'est sans doute pas le plus mal loti, loin de là, et plusieurs grands auteurs qui en sont originaires ont été abondamment traduits en français – parmi eux, un certain nombre se frottant régulièrement à l'imaginaire, mais le plus souvent guère associés à la science-fiction ou à la fantasy ou même au fantastique, et plutôt fédérés sous la bannière du « réalisme magique », le cas échéant : ainsi Jorge Luis Borges bien sûr (que j'ai évoqué sur ce blog à propos de L'Aleph et du Livre de sable), Adolfo Bioy Casares (dont j'avais chroniqué L'Invention de Morel ; compère de Borges, Bioy Casares avait parfois écrit à quatre mains avec ce dernier, comme dans Six Problèmes pour don Isidro Parodi), ou encore Julio Cortázar (que, honte sur moi, je n'ai encore jamais lu…). Des auteurs prestigieux, et bien diffusés en France.


Tous n'ont pas cette chance, et c'est sans doute regrettable – car la littérature argentine recèle probablement bien des merveilles inaccessibles à qui n'est pas hispanophone (comme votre serviteur). En témoigne donc Angélica Gorodischer, née en 1928, une auteure peut-être un peu plus connotée genre que les précités, néanmoins reconnue dans son pays (l'argumentaire de l'éditeur dit qu'elle est là-bas « aussi importante que Borges », mais je ne sais pas ce qu'il faut en penser...), et même au-delà (elle a obtenu plusieurs récompenses internationales, dont le World Fantasy Award en 2011 pour l'ensemble de son oeuvre), mais qui, pour l'heure, était totalement inconnue en France, où seule une de ses nouvelles avait été traduite...


Sans doute fallait-il une « ambassade » pour faire connaître ses écrits en dehors de la seule Argentine, et, par chance, même si c'était bien tardivement, à l'âge de 75 ans, Angélica Gorodischer a bénéficié de l'attention de la meilleure des plénipotentiaires – ni plus ni moins qu'Ursula K. le Guin (de la même génération, elle est née en 1929), l'immense auteure de science-fiction et de fantasy, La Meilleure, qui, je n'en avais pas idée, a aussi été traductrice. En 2003 paraît donc en langue anglaise, et sous ce patronage prestigieux, un étrange volume de fantasy (?), formellement une sorte de fix-up comprenant onze nouvelles, et titré Kalpa Imperial: The Greatest Empire That Never Was, reprenant deux brefs recueils en langue espagnole publiés une vingtaine d'années plus tôt, Kalpa Imperial, libro I : La Casa del poder, et Kalpa Imperial, libro II : El Imperio más vasto (qui avaient déjà été rassemblés en un unique volume en Argentine en 2001). Cette traduction a sans doute largement contribué à faire connaître Angélica Gorodischer au-delà des frontières de son pays natal – et pour le mieux, car il s'agit d'une oeuvre parfaitement brillante, et qui le mérite assurément.


Il n'en a pas moins fallu encore quatorze années d'attente pour qu'Angélica Gorodischer connaisse sa première publication française en volume à son nom, avec ledit recueil, traduit de l'espagnol par Mathias de Breyne (déjà responsable de la seule précédente traduction française de l'auteure, une nouvelle donc dans une anthologie bilingue), aux éditions de la Volte – qui méritent plus que jamais des applaudissements pour cette parution, eh bien... plus que bienvenue : nécessaire.


DES RÉFÉRENCES ?


On est souvent tenté, au contact d'oeuvres relativement méconnues, de jouer le jeu du name-dropping, afin de donner une idée au lecteur de ce qui l'attend, sur un mode superlatif qui n'est toutefois pas sans inconvénients car bien trop souvent réducteur, au risque même de diminuer la singularité de l'auteur que l'on pense honorer en lui accolant tant de noms prestigieux et intimidants.


L'éditeur, certes, ne s'en est pas privé, qui cite pêle-mêle, outre bien sûr des auteurs argentins au premier chef (incluant surtout Jorge Luis Borges et Adolfo Bioy Casares), d'autres références peut-être plus surprenantes : Mervyn Peake, Italo Calvino, et Doris Lessing. le cas de cette dernière est sans doute à part : l'idée, au-delà d'une éventuelle parenté des oeuvres, est probablement de mettre en avant une « grande dame de l'imaginaire », et, à ce compte-là, citer un prix Nobel peut paraître faire sens – surtout dans la mesure où La Volte a publié il y a peu Shikasta ? N'ayant pas encore lu ce dernier livre (mais je compte bien le faire, il serait assurément temps), je ne peux pas juger de la pertinence de cette association. Mervyn Peake, bien sûr pour sa « trilogie de Gormenghast » ? Je suis assez perplexe – guère convaincu, disons-le (à un détail près). Borges et Bioy Casares, cela paraît par contre couler de source, au-delà de la seule origine géographique ; si je ne connais pas assez le second pour me prononcer franchement, ce que j'ai lu du premier, par contre, soutient assez bien l'idée d'une parenté : les nouvelles d'Angélica Gorodischer, avec leur chatoiement, leur attention au style, leur magie narrative et leur subtile étrangeté, pourraient éventuellement côtoyer les Fictions, etc.


La référence à Italo Calvino est cependant peut-être la plus pertinente – même si je suppose qu'il faudrait ici mettre en avant Les Villes invisibles (j'y reviendrai), que je n'ai toujours pas lu, re-honte sur moi… En tout cas, c'est une mention que l'auteure paraît d'une certaine manière revendiquer, elle qui, dans ses remerciements en tête d'ouvrage, cite l'auteur du Baron perché, etc., aux côtés de deux autres, Hans Christian Andersen et J.R.R. Tolkien, « car sans leurs mots galvanisants ce livre n'aurait pas vu le jour ». L'art du conte déployé dans Kalpa Impérial suffit peut-être à justifier la référence à Andersen, que je connais mal, voire pas du tout, mais je trouve particulièrement intéressant qu'elle cite Tolkien – car sa fantasy semble pourtant emprunter des voies plus que divergentes par rapport au « Légendaire » tolkiénien. le philologue oxonien a constitué de manière encyclopédique un univers cohérent couvrant plusieurs ouvrages de taille, riches de références et renvois internes, au fil d'une architecture narrative d'une complexité et d'une précision inouïes, presque maniaques. Mais pas l'auteure argentine, même en affichant au moins la façade d'un univers cohérent parcourant le recueil Kalpa Impérial (mais absent du reste de ses oeuvres, je suppose) : ce sont l'ambiance, le vernis, plus que le détail du fond, qui justifient l'association des nouvelles du recueil – la manière de faire, le style, avec notamment cette mise en avant d'un « narrateur » qui se dit lui-même « conteur de contes », et joue de l'oralité propre à son art de la manipulation. L'Empire est là, mais il est si vaste, dans le temps comme dans l'espace, que, d'un récit à l'autre, les mêmes noms (de personnes, de lieux, etc.) n'ont aucune raison de revenir (il y a au moins une exception, sauf erreur : la Grande Impératrice figurant dans « Portrait de l'Impératrice » est mentionnée, mais juste en passant, dans « La Vieille Route de l'encens » ; mais je crois que c'est tout – je peux certes me tromper), et la continuité a quelque chose de douteux. L'idée de l'Empire, davantage que son caractère concret, et l'art du conte, unissent donc les textes, mais la précision encyclopédique n'est certainement pas de mise.


On pourrait, éventuellement, mentionner d'autres auteurs encore – dont, en fait, Ursula K. le Guin, bien sûr ; je suppose qu'il n'y a rien d'étonnant à ce que la créatrice de l'Ekumen et de Terremer ait été séduite par la fantasy chatoyante autant que subtile d'Angélica Gorodischer ; ce même si la parenté entre les deux auteures n'a rien de frontal ; peut-être, en fait, faudrait-il d'ailleurs chercher plutôt du côté de l'Orsinie ? Et ce même si les Chroniques orsiniennes demeurent à ce jour le seul livre d'Ursula K. le Guin à ne pas du tout m'avoir parlé, pour je ne sais quelle mystérieuse raison…


Et d'autres noms encore, à titre plus personnel ? Oui – cette plume baroque et ce sens du conte, avec un certain humour parfois, peuvent rapprocher Kalpa Impérial de certains récits de Lord Dunsany, je crois. Et je crois aussi, à l'instar du citoyen Charybde 2, que l'on pourrait très légitimement, côté français, rapprocher Kalpa Impérial de certaines des oeuvres des rares mais brillants Yves et Ada Rémy, Les Soldats de la mer, avec cette Fédération qui grandit sans cesse, à la fois conformément à l'histoire et en la défiant, mais aussi le Prophète et le vizir – car ce petit ouvrage joue bien sûr lui aussi de l'art du conte, avec une atmosphère empruntée aux Mille et Une Nuits que l'on peut retrouver dans Kalpa Impérial.

L'EMPIRE LE PLUS VASTE QUI AIT JAMAIS EXISTÉ


L'Empire le plus vaste qui ait jamais existé… C'est ainsi que le conteur le désigne à chaque fois, ou en usant d'une périphrase du même ordre. C'est en fait son caractère déterminant – avec son ancienneté immémoriale.


En fait, l'Empire existe avant tout en tant qu'idée – à supposer qu'il existe, c'est ce qui est à la fois problématique et intéressant avec les idées. Dès lors, ses frontières, temporelles et spatiales, sont nécessairement floues. L'Empire n'est pas, disons donc, la Terre du Milieu de Tolkien, avec ses nombreux chroniqueurs jugés implicitement fiables et ses cartes soigneusement annotées dans un perpétuel souci d'exactitude ; car le récit est ici laissé à des conteurs qui, de leur propre aveu d'une certaine manière, ne sont pas à un mensonge près.


L'origine de l'Empire, dès lors, est particulièrement floue – et cela a un impact non négligeable sur l'ambiance qui lui est associée… et éventuellement, pour qui tient aux étiquettes, sur sa caractérisation dans le registre de la fantasy ou de la science-fiction. Sa technologie a priori plutôt archaïque, même avec des variantes au fil des récits (qui semblent couvrir des millénaires, et passer d'une époque à l'autre sans plus d'explications), fait semble-t-il plutôt pencher la balance du côté de la fantasy, mais, à vrai dire, la magie ou le surnaturel ne sont guère de la partie, et, à bien des égards, il pourrait bien davantage relever d'un imaginaire rationaliste, caractéristique de la science-fiction.


D'ailleurs, s'agit-il d'un monde secondaire, ou de notre monde ? La question se pose, pour qui tient à se la poser, dès la première nouvelle du recueil, « Portrait de l'Empereur », dont le contenu pourrait être d'une certaine manière « post-apocalyptique », au sens où nous y errons dans les ruines d'une société qui fût brillante, et dont pourrait surgir une nouvelle civilisation. À cet égard, l'Empire pourrait évoquer la Terre mourante de Jack Vance, ou le continent de Zothique chez Clark Ashton Smith – mais sans magie, donc.


La question du lien avec notre monde est sans doute d'une pertinence variable – mais il peut être utile de mentionner ici qu'à l'autre bout du recueil, la dernière nouvelle (qui n'est peut-être pas le dernier conte, car c'est le seul récit du recueil à ne pas être introduit par la formule rituelle « le narrateur dit », etc., désignant le « conteur de contes »), la dernière nouvelle donc, « La Vieille Route de l'encens », introduit quant à elle l'idée de ce lien avec un caractère bien plus explicite : le vieux guide y joue en définitive le rôle du conteur, au travers d'une « reprise », en forme de mythe des origines, de l'Iliade et de l'Odyssée… avec pour héros des noms propres clairement dérivés de notre histoire – et pour l'essentiel des stars d'Hollywood ! À vrai dire, c'est une dimension du récit qui m'a un peu décontenancé, et qui me fait le priser beaucoup moins que la plupart de ceux qui précèdent – mais je suppose que ça se discute, et, en tout cas, qu'il y a quelque chose à creuser, ici.


D'autant que cette nouvelle a une autre ambiguïté : elle oppose des individus ne pouvant croire qu'il y ait eu un temps où l'Empire n'existait pas, et rejetant l'hypothèse comme une baliverne, et d'autres qui son prêts à l'envisager… si cela permet une bonne histoire. Or l'idée même de l'Empire est tout à fait problématique au prisme de cette éternité supposée – car cela peut donc être d'éternité que nous parlons, ou peu s'en faut : le recueil ne s'en fait bien sûr jamais écho directement, mais le « Kalpa » figurant dans son titre est en fait une conception propre à notre monde ; c'est une notion issue de l'hindouisme, une unité de temps correspondant à une journée de vie du dieu Brahma… soit 4,32 milliards d'années ! L'Empire aurait donc duré aussi longtemps ? Cela paraît très improbable – mais surtout dans la mesure où nos conceptions historiques et même préhistoriques prohibent l'acceptation d'une telle durée dans le règne humain.


De toute façon, l'idée d'un Empire, qui semble si incontestable aux personnages figurant dans ces contes (dit-on...), est probablement sujette à caution pour le lecteur (et à cet égard pour le ou les conteurs, dont l'art est donc aussi celui du mensonge et de la manipulation). En effet, ce que tous ces récits semblent nous dire, c'est que la continuité de l'Empire est illusoire : tous ces contes ou presque nous parlent de crises, et de brutaux changements dynastiques ; peut-être y a-t-il ici quelque chose (outre la référence argentine, bien sûr, mais j'y reviendrai plus tard) de l'histoire de la Chine, disons, où le Mandat Céleste a toléré bien des ruptures chaotiques tout en maintenant l'esprit de l'unité de l'empire, mais on est ici d'autant plus porté à trouver suspecte cette continuité posée en axiome que les conteurs eux-mêmes semblent, mais avec discrétion (pour ne pas tomber sous le coup de l'accusation de subversion ?), témoigner explicitement de ce que cette histoire n'est qu'un rêve, et peut-être pire (ou mieux ?) : une contrefaçon. Sinon pourquoi parler de cette dynastie des « Trois Cents Rois »… qui n'a en fait connu que douze monarques ? À moins bien sûr que la manipulation soit le fait, non de l'histoire, mais du conteur narquois, assis en face de vous, et que vous payez pour qu'il vous raconte de belles faussetés...


Mais le récit, de manière générale, justifie bien des entorses à la vérité. Alors admettons : l'Empire est le plus vaste qui ait jamais existé, et il a toujours existé. Mobile, cependant – peut-être, ou plus qu'on ne le croirait ; car les seules choses qui semblent vraies du début à la fin sont donc l'idée même de l'Empire, sinon son existence concrète, et l'immémoriale certitude de ce que le Sud est rebelle, car « "Tel est le Sud" » (titre de l'avant-dernier conte, mais l'agitation dans le Sud est évoquée dans la plupart des nouvelles d'une manière ou d'une autre) ; en fait, le Sud est peut-être bien le meilleur critère permettant de définir l'Empire – mais par défaut : en étant, il constitue par opposition l'Empire qu'il n'est pas, dans une optique presque manichéenne où le tiers semble exclu.


L'ART DU CONTEUR DE CONTES


Reste que le conteur joue un rôle essentiel – qui va pr
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