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Critique de indimoon


A bien des reprises, et dès le départ de ma lecture, j'ai souffert d'inattention. Mes yeux décryptaient et faisaient défiler mécaniquement des mots, je déchiffrais, tout en pensant à autre chose. Faute d'une langue consistante qui ne parvenait pas à rendre ma lecture confortable et fluide, faute d'un contenu très dense et détaillé qui ne stimulait pas mon intérêt. Je faisais l'effort de relire au départ, d'illustrer les logorrhées de Grass / Amsler et Porcell (auteur et traducteurs) et puis j'ai cessé de me débattre avec mon livre, parce que je lis avant tout par plaisir. Et puis aussi, parce que j'ai réalisé qu'un tri se faisait de lui même entre un flux de mots surabondants à mon goût, et des images fortes et marquantes émergeant de celui-ci. Comme l'huile se sépare physiquement de l'eau et remonte en surface.
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J'étais ainsi telle une conductrice sur une voie rapide, qui avance à vive allure, dans ses pensées et dont tout à coup l'attention se fige car au loin il y a quelque chose sur la route, un plastique? La dépouille d'un animal renversé? Alors je prends conscience du paysage, et aussi de la voiture qui est en train de me doubler, un monospace noir avec trois enfants agités à l'arrière; je prends pleinement conscience que je suis en train de conduire et tous mes sens se figent sur la dépouille (?) de laquelle je m'approche rapidement. Déjà je discerne du rouge, bientôt des viscères, de la peau et des poils mélangés à l'asphalte, j'ai un haut le coeur en croisant ce qui reste du pauvre renard qu'il me semble reconnaître, je suis tout à fait éveillée à ma conduite à présent.
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C'est à ce genre de sensation que je comparerais les images de l'auteur. D'un entrelacs de mots torturés, parfois étranges, comme ces sculptures de ficelles et de plâtre du personnage de l'infirmier Bruno, émerge tout à coup une image si puissamment singulière, obscène, écoeurante, absurde, grotesque ou sensuelle qu'elle captive.
Des images issues des mémoires d'Oscar qu'il rédige depuis l'hôpital où il est enfermé, et étroitement surveillé par Bruno. Des mémoires qu'il convoque en battant un tambour de fer blanc et rouge (il en a le droit quelques heures par jour); énième réplique d'un instrument maintes fois usé, et dont il ne s'est quasiment pas séparé depuis qu'il est enfant. Ce tambour est alors son mode d'expression. Devenu l'auteur de ses mémoires, le tambour lui permet la restitution exacte de ses émotions passées, et de ce qu'il a vécu. Il choisit ainsi de nous en partager certaines, ou au contraire de les annihiler à coups de tambour rageur.
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Comme le dit Volker Schlöndorff, le réalisateur du film « Le tambour », « Oscar (...) possède deux qualités (…): le refus et la protestation. Il se refuse au monde au point de ne même plus grandir. (…). Il proteste si fort que sa voix brise le verre. » . Oscar est en effet un être tout à fait particulier, qui prend la décision le jour de l'anniversaire de ses trois ans, alors que sa mère lui fait le cadeau attendu du tambour promis lorsqu'elle l'a mis au monde, de ne plus jamais grandir, déjà rompu à l'exercice d'une observation dépourvue d'illusions du monde des adultes. D'autre part, bien qu'il choisisse à ce moment-là de ne s'exprimer, et de ne communiquer que dans la limite des capacités d'un enfant de trois ans, il découvre que son cri a la faculté de briser le verre à l'envi. Sachant que cet enfant naît entre les deux guerres, en 1924, à Dantzig qui est un lieu d'implosion de la deuxième guerre mondiale, il aura bien des raisons, en plus de sa nature à protester et à se faire entendre, d'user des tambours, et de faire éclater du verre.
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Cependant, ne prenez pas trop vite Oscar sous votre aile de lecteur empathique, ému par cette métaphore poétique, cette volonté accomplie, qui relève quasiment d'un réalisme magique, de ne jamais grandir, tant le monde des adultes n'a rien d'attirant. En effet, sous cette détermination hors du commun, derrière ces beaux et grands yeux bleus qui semblent à jamais lointains, se niche le cynisme, l'opportunisme, la lâcheté , la raillerie et le calcul d'un enfant qui a la maturité d'un adulte souvent mal-aisant, voire pervers. le petit Oscar, à trois ans, décide ainsi de se jeter dans des escaliers pour simuler une cause médicale à une incapacité de grandir, il se félicite également de faire porter le chapeau à son père putatif, qu'il méprise.
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le même père qui adhère au parti nazi, passe tous ses dimanches à ses rassemblements, et emmène le fiston assister aux premières synagogues brûlées, aux premières boutiques dévastées et taguées « porc juif » lors de l'historique Nuit de Cristal de 1938. Oscar nous raconte ces événements avec la naïveté et le détachement d'un enfant qui n'est qu'un témoin : il a alors 14 ans peut-être en effet ne comprend-on pas tout à cet âge là, de plus quel allemand en comprend réellement la portée, à ce moment là de l'Histoire?. Il n'y décèle pas de cruauté ni d'injustice, n'a pas d'opinion sur ce point-là, bien qu'on lui connaisse de grandes capacités d'analyse par ailleurs. Simplement, il tape de plus belle sur son tambour, parce que le magasin de jouets où on lui fournissait ses instruments a été saccagée, et qu'il a besoin de tambours. Il ne manifeste que peu de peine ou d'intérêt pour le sort de Markus le propriétaire juif du magasin.
le personnage de Grass est en réalité bien difficile à décrire : un adulte dans un corps d'enfant, ayant des particularités cognitives et physiques extraordinaires? Un adulte dans un corps d'enfant qui par un subterfuge relevant d'une sorte de magie noire passe au travers de situations périlleuses? Un enfant dont l'hypersensiblité est si forte qu'elle a crée un blocage de croissance? Un psychopathe qui se sert de son apparence d'enfant pour éprouver sans crainte tout son dégoût et son détachement envers un monde duquel il refuse de faire partie ?
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Je me suis heurtée à cette imprécision par rapport au personnage principal, ce qui en limite l'identification et la crédibilité, d'une part. Part accentuée par l'usage aussi bien du « je » assumé, que du « il » observé, qu'emploie Oscar pour conter son histoire, comme si on avait affaire à un personnage dissocié, y compris dans un même passage: « Je m'endormis sur les capitons de Tuschel et, quand je me réveillais des matelots chantaient toujours ou déjà de nouveau : Pilote monte la garde...Mais Oscar s'endormit derechef, ravi de voir en s'assoupissant que sa maman vibrait tellement au Fantôme, (...) » p97 Editions du Seuil 1961.
Cette difficulté à cerner un personnage insaisissable rend d'autre part le propos de l'auteur difficile à extraire.
Nous nous sommes en effet, en lecture commune de ce livre, constamment demandés, par exemple, si Grass ne parlait qu'au nom d'Oscar, ou parfois en son propre nom, à moins qu'il ne faille en faire une lecture plus vaste au nom de tout le peuple allemand du pendant et de l'après-Shoah.
Si Grass est considéré par certains comme l'un de ceux qui mena le peuple allemand sur le chemin du repentir, ou de l'exploration d'une certaine « incapacité à faire son deuil » de la société allemande de l'après-guerre, notamment au travers de ce roman, j'hésite à suivre cette voie. Il y a notamment dans ce livre un chapitre qui se nomme « la cave aux oignons » et qui a été l'un de mes préférés, un petit bijou de l'absurde. Après guerre, en Allemagne, imaginez un club, où vous payez pour que l'on vous distribue une planche, une couteau et des oignons à hacher menu jusqu'à ce que torrent de larmes s'en suive. Pour éprouver un chagrin collectif, car les larmes irrésistiblement produites par les oignons initient un vrai chagrin qui tend au désespoir ! On pourrait croire à une image fort pertinente, quasi poétique (enfin avec Grass, un semblant de poésie disparaît très vite sous des fluides nauséabonds) d'un peuple qui peine à la prise de conscience d'une horreur collective. Mais avec cet auteur, le chemin vers la réalité d'une nature humaine complexe n'est jamais si évident, et alors qu'il fait étalage de ce qui fait pleurer les clients, jamais ou presque la guerre n'est citée. Ils pleurent plutôt sur des amours incomprises ou inabouties.
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Aucune chance, ou plutôt malchance, que vous trouviez dans ce livre ce à quoi vous vous attendiez. A l'image du petit Oscar que j'imaginais, avec en tête l'affiche du film de Schlöndorff, comme un petit être ballotté, et victime d'une époque, alors que sa détermination rageuse lui permet de traverser une époque trouble à l'abri du vase clôt de sa propre morale, de son propre fonctionnement.
de même, si l'on tient vraiment à extraire un consensus moral à ce roman, bien qu'un repentir, ou une blessure attendus semblent parfois apparaître effectivement en filigrane, il est davantage question je crois de travailler la mémoire d'Oscar en restant le plus sincèrement proche possible de ce qu'elle fut, de 1924 à 1954, sans l'alourdir ou la pervertir avec l'analyse et les pensums construits avec le recul. Un produit brut, avec en supplément bonus toute la singularité du regard d'un être à part, un être à l'imaginaire par moments si puissant qu'il en fera votre réalité le temps d'un livre.

Un grand merci @Patlancien de nous avoir invité à faire cette lecture commune, à débattre, et à tâcher de percer le mystère du tambour.
https://www.babelio.com/groupes/1443/Lecture-Commune-Le-Tambour-de-Gunter-Grass-22-Fe






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