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Critique de HordeDuContrevent


Un tambour férocement felinien qui a la gravité d'une amère et triste introspection à l'échelle d'une nation…mais dont le roulement ne tient pas le rythme et les promesses.

La lecture commune que nous avons faite sur ce livre incroyable de Günter Grass m'a considérablement enrichie et apporté et, en même temps, décortiquant tous ensemble inlassablement, de façon passionnante et minutieuse, cette oeuvre, a relégué mes sensations premières, instinctives, un peu au second plan.
Personnellement, je n'ai pas besoin de tout comprendre d'un livre. J'accepte ses zones d'ombre, et si le livre m'a touchée, interpellée, ces zones floues peuvent même constituer le petit grain de sel, le petit gout de reviens-y, suffisamment excitant, pour être tentée de le relire un jour, le temps permettant d'avoir davantage de recul et de maturité sur l'oeuvre.

Le fait de passer au scalpel ce livre si connu de l'auteur allemand, Prix Nobel de littérature, m'a donné l'impression d'en sortir tous les organes, alors soupesés, passés de mains en mains, coeur, foie, intestins, inspectés telle une mécanique de précision. Je me suis retrouvée avec un ensemble de morceaux triturés, boursouflés, vidés de leur élan vital à force d'être sondés, que je n'ai pas réussi ensuite à remettre correctement en place, ne parvenant plus à les faire contenir dans l'ensemble originel. C'est seulement en laissant décanter que j'ai réussi bon an mal an à recoudre l'oeuvre qui contient à présent une large cicatrice que je caresse de temps à autre pour la lisser. Quelle est la peau première de ce livre pour moi ? L'ai-je aimé ? Pas aimé ? Qu'est-ce que j'en retiens, quelles sont les premières images qui apparaissent lorsque je pense au Tambour ? Les premières sensations ?

Tout d'abord, celle d'une idée de base fabuleuse qui m'avait tant séduite en visionnant l'excellent film, Palme d'or de Cannes en 1979 : un enfant de trois ans, Oscar, décide de s'arrêter de grandir, de stopper sa croissance en maquillant ses intentions en accident le jour même de ses trois ans. Il ne désire alors que taper inlassablement sur son tambour qui devient comme un appendice accroché à lui. Il est par ailleurs doté d'un cri vitricide dès que quelqu'un tente de lui retirer son instrument.
L'interprétation est multiple, riche, mouvante. J'y vois notamment le refus de l'univers des adultes et de leurs bassesses, de leur tromperie dans ce monde où même le noyau familial est une mascarade, où l'école est un moule source officielle de bourrage de crâne, où la population dans sa grande majorité adhère au fascisme ; un attachement viscéral à l'innocence pour cet enfant qui ne sait pas vraiment qui est son père, père putatif et amant de sa mère se côtoyant dans une sorte de ménage à trois. L'instrument est un moyen de communication en lieu et place des mots, si faibles pour décrire la réalité, tambour cependant qui disperse et trouble l'entourage et le cri, animal, sauvage, symbole de détermination et de puissance, de révolte, de colère aussi peut-être tant Günter Grass semble être en colère contre l'époque, contre lui-même. Un cri exutoire qui brise. Qui n'est d'ailleurs pas sans rappeler, par résonance, la Nuit de Cristal, nuit du pogrom anti-juin du 9 novembre 1938 ;
D'enfant, le personnage deviendra un nain, un gnome, doté d'une bosse, montrant l'impossibilité de rester innocent, les facettes sombres de ce personnage, sans doute à l'image de Günter Grass, ressortent comme ils peuvent, déformant le petit être, le transformant en monstre, atteint de plus d'un délire mystique se prenant pour Jésus. Transformations physiques et délires psychiques mettant à nu l'auteur même. Peut-être. J'aime à le penser, je le ressens tout du moins ainsi. Son cri devient peu à peu un rire hargneux, celui d'un gnome lâche, méprisant les hommes, à la personnalité repoussante. Cet aspect de la psychologie du personnage, trouble et confuse, est fascinant si on établit le parallèle entre Oscar et Günter. Oscar est-il une mise à nu de l'auteur ? Dans toute sa volonté, vaine, de rechercher son innocence en cette période de l'histoire et de n'y trouver que la petitesse ? L'ambivalence de Oscar n'est-elle pas le reflet de cette de G.Grass, qui se voudrait innocent et rebelle, qui n'est que lâche et égoïste ?

Si on veut être plus précis et pragmatique concernant l'histoire, le petit Oscar Matzerath est né en 1924, dans une famille d'épiciers en produits exotiques d'un faubourg de Dantzig. Quand il se met à rédiger ses souvenirs, il a trente ans. Depuis 1945, il a légèrement grandi et mesure 1,21 m. Mais, en contrepartie, il se trouve pourvu de cette bosse dans le dos. Après avoir connu le sort des réfugiés de l'Est, il s'est installé à Dusseldorf. Soupçonné d'avoir participé à un assassinat, il a finalement été transféré dans un asile psychiatrique. C'est là, enfermé, qu'il rédige ses mémoires qui racontent, du haut de sa taille d'enfant de trois ans, sa voix de stentor et son tambour, ses aventures, parfois comiques, parfois abjectes, crapuleuses, démoniaques, sensuelles, épiques.

« Ce dont je ne venais pas à bout avec mon tambour, je le tuais par ma voix. »

Une idée de base très originale donc. A la fois allégorique et symbolique. de l'auteur, du peuple allemand tout entier qui fut en grande majorité nazi. Associée, qui plus est, à une puissance évocatrice foudroyante. le livre contient une foultitude de scènes burlesques, d'images proprement inoubliables et fascinantes, très sensorielles pour certaines, écoeurantes pour d'autres. Prenons en trois. Parmi plein d'autres.
Je pense tout d'abord à la mère d'Oscar, Agnès, qui n'a jamais réussi à choisir entre l'amant attentionné et le bourgeois, entre le Polonais bienveillant et l'Allemand nourricier, entre l'idéalisme et le pragmatisme. Ses hésitations vont la mener au suicide par la nourriture, se servant dans l'échoppe familiale en sardine à l'huile qu'elle englouti avec les doigts, en harengs qu'elle mange crus, elle qui déteste le poisson, dégout qui avait été porté à son comble dans la scène proprement dégoutante des anguilles dans la charogne d'une tête de cheval…
Autre scène d'une sensualité troublante, celle de la poudre effervescente que le petit Oscar dépose dans le nombril d'une jeune femme, Maria, lapant ensuite le petit trou, scène troublante d'un érotisme sombre et gênant, où l'on comprend à demi-mot qu'acte charnel il y eu. Ou encore la scène des furoncles pressés sur le crâne d'un fabricant de pierres tombales, autant de cauchemars éveillés qui sont comme des coups de jus fait au lecteur pour le marquer et l'impressionner.

Et puis, ce livre, corné, annoté de toute part, aux multiples passages soulignés, surlignés, oui, il suffise que je l'ouvre au hasard pour tomber par exemple sur cette description, ce genre de description de personnages dont je raffole tant (je l'ai vraiment ouvert au hasard et je vous donne le passage sur lequel je viens de tomber, une description de la fameuse Maria) :
« de même que la tête de Maria, que l'on pouvait prendre dans une seule main, présentait des joues pleines, des pommettes saillantes, des yeux généreusement découpés de chaque côté du nez installé dans son creux, d'une extrême discrétion, son corps de mensurations plus petites que moyennes était pourvu d'épaules un peu trop larges de seins rebondis qui commençaient déjà sous les bras et d'un postérieur opulent correspondant au bassin, lequel, à son tour, était porté par des jambes trop minces, mais robustes qui, au-dessous de la toison pubienne, laissaient passer le regard.
Peut-être Maria avait-elle à cette époque les jambes légèrement cagneuses. Il me semblait aussi que ses mains toujours rougies, en contraste avec sa silhouette aux proportions adultes et définitives, avaient quelque chose d'enfantin avec leurs doigts boudinés. Elle n'a pu jusqu'ici tout à fait renier ces battoirs. Ses pieds, en revanche, qui se fatiguaient à l'époque dans de gros souliers de marche, un peu plus tard dans les petits escarpins de ma pauvre maman, d'une élégance démodée et qui ne lui allaient pas davantage, ont peu à peu perdu malgré les chaussures malsaines de deuxième main leur rougeur et leur bizarrerie enfantines et se sont adaptés à des modèles récents d'origine ouest-allemande ou même italienne ».


Scénario original aux multiples interprétations donc, images saisissantes, descriptions étonnantes, je retiens également bien entendu cette tranche d'histoire que nous offre l'auteur. Par truchement autobiographique, le tambour appréhende, avec le regard, les sensations de l'auteur, donc selon un point de vue éminemment singulier et personnel, unique, un demi-siècle d'histoire allemande, de 1900 à 1950. Singulier dans le sens où il nous montre la montée du fascisme en s'appuyant sur une vision d'enfant, et donc teintée d'absurde et de grotesque, voire d'humour, mais noir, très noir, l'humour. du haut de ses 94 centimètres, il observe, caché sous les tables, les tribunes, il est témoin privilégié du désordre du monde, ce d'autant plus qu'on ne fait pas attention à un enfant si jeune. Notons que l'art du camouflage semble être une caractéristique familiale, l'existence même d'Oscar tient au fait que son grand-père, fuyard, se soit caché un jour sous les multiples jupes de sa grand-mère…Ce mélange de la grande Histoire et des tribulations picaresques de la famille est plaisant et donne du rythme et de la coloration au récit.


La structure du livre m'a grandement interpellée également, même si elle est de facture classique car chronologique, mais pourtant ces trois parties m'ont décontenancée et c'est bien là que le bât blesse. Trois parties, trois intérêts totalement différents me concernant. Un descrendo si regrettable.
La première relate l'enfance d'Oskar et la montée du fascisme dans l'entre-deux Guerres jusqu'au pogrom antisémite de novembre 1938, et c'est la partie qui m'a éblouie. A la fin de la lecture de cette partie, je voyais un chef d'oeuvre entre mes mains, un cinq étoiles, haut la main.
La seconde partie décrit la guerre et se termine avec l'entrée des troupes soviétiques à Dantzig en 1945. Si elle est riche, passionnante, avec certaines scènes incroyables (je pense notamment à celle où l'on voit Oscar et sa famille dans un train de la mort), elle comporte quelques longueurs qui déjà ont quelque peu douché mon enthousiasme ressenti avec tant de force lors de la première partie.
Enfin la troisième partie, portant sur l'Allemagne occidentale d'après-guerre et des tentatives d'intégration sociale d'Oscar, m'a décontenancée, la lecture fut une véritable lutte, je m'endormais littéralement dessus, n'arrivant pas à capter mon attention, les images percutantes des deux premières parties n'étant quasiment plus présentes, je n'avais rien pour me raccrocher. C'est bien cette troisième partie qui abaisse considérablement la note que j'attribue à ce livre par ailleurs incroyable.
Oui, le tambour est un monument et mon ressenti s'est hissé à cette hauteur totalement dans le premier livre, un peu moins dans le second livre et pas du tout dans le troisième à côté de laquelle je suis passée.


Quant à la plume, mis à part les longueurs évoquées, elle est d'une belle complexité, alimentée par une alternance entre le « Je » et le « Il » montrant combien le narrateur n'assume pas tout à fait ce qu'il écrit et mettant en valeur toute la complexité d'Oscar. Günter Grass raconte « d'une manière réaliste des choses fantastiques », au moyen d'une plume inventive, torrentielle, crépitant d'images insolites, libre mais qui s'essouffle, mille fois hélas, au fil du roman.

Livre foisonnant, aux interprétations multiples, doté d'une puissance évocatrice incroyable, j'ai vraiment regretté cette troisième partie qui n'apporte pas grand-chose, selon moi, à l'ensemble et qui est venu ternir considérablement mon plaisir de lecture.
C'est le livre des tiraillements d'un être, d'un vociférateur pessimiste, égoïste, dénoué d'humanité, à l'image sans doute des tiraillements de l'auteur, et au-delà des peuples parfois, comme le peuple allemand lors de la guerre et du massacre juif, voire de l'espèce humaine. Nous pourrions aussi, mais mon retour serait encore plus long qu'il ne l'est déjà, faire le focus sur l'analyse psychanalytique qui transparait dans le livre, ne serait-ce par exemple dans la volonté d'Oscar de tuer le père dans la scène si mémorable de l'attaque de la Poste de Dantzig...Cet aspect est passionnant.
Revenir aux sensations premières à froid me permet d'avoir envie de retourner à cette oeuvre qui m'a tant troublée lors de cette lecture commune. La cicatrice, déjà, s'estompe peu à peu, la décantation laissant place essentiellement à ce que j'ai aimé et qui m'a fait grande impression malgré ma déception croissante.
Oui, me concernant, les sensations doivent primer sur l'analyse lors d'une première lecture…Alors, qui est partant alors pour une seconde lecture dans quelque temps, hein, Sonia, Sandrine, Anna, Marie-Caroline, Anne-Sophie, Bernard, Delphine, Jonathan, Patrick, Isabelle ??

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