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Critique de Sofiert



Le premier choc est venu de l'écriture.
Une écriture qui dégorge de métaphores d'une précision acide, pleine de couleurs et de textures.
Les gestes du quotidien prennent alors une dimension héroïque ou tragique, comme ce simple fait de se laver les mains dans les toilettes d'un Mac Do.
"Lorsqu'il dessere une aisselle pour atteindre le savon, un musc de gouttière de feuilles humides s'infiltre vers le haut. le hublot du distributeur de savon est un cyclope injecté de sang. Fatigué et presque vide. Un faible éternuement rose dans sa paume. "

La langue de Jacob Guanzon est unique, parce qu'il mélange dans un accord parfait la poésie de certaines descriptions et la crudité réaliste de certains décors. Des métaphores incandescentes surgissent au milieu d'une conversation familière, des détails glauques se parent soudainement de lyrisme. Et si cette écriture est déroutante, pourtant elle sonne juste tant elle excelle à exprimer un flux de pensées, une sorte de monologue intérieur désordonné où la syntaxe et les mots peuvent se permettre une certaine fantaisie.
L'auteur parvient à traduire les moments d'absence que chacun peut avoir au cours d'une conversation, lorsque la pensée éloigne du moment présent et que des images viennent parasiter le dialogue. Dans ces moments là, les phrases se terminent de façon abrupte et la réalité devient floue comme si le personnage s'embourbait dans des réminiscences confuses.

La structure du roman est d'une grande efficacité pour évoquer la misère qui frappe Henry et son fils. Les titres de chaque chapitre indiquent par des chiffres brutaux et irréfutables la somme d'argent dont ils disposent. Au plus près d'un budget où le moindre cent compte, la réalité de la pauvreté s'impose aux lecteurs. L'argument est mathématique et il disqualifie tout discours moralisateur sur la motivation et la persévérance. Les efforts que déploie Henry pour nourrir son fils, en le gavant de soda pour apaiser la faim ou en remplissant ses poches de sucre et de ketchup, sont d'une vérité cruelle.
La technique est par ailleurs efficace pour capturer le lecteur, celui qui espère le jackpot comme celui qui ne se berce pas d'illusions.
L'auteur nous prend comme témoin et ne nous lâche pas, comme des lecteurs à l'oeil rivé sur le compteur.

Les chapitres au présent occupent une durée de 24h, de l'anniversaire de Junior à la course au Walmart. Ceux au passé servent à la fois à différer l'avancée de l'action, mais aussi à expliquer la situation inextricable dans laquelle se trouve Henry. Pour gagner la sympathie du lecteur, il était important d'inclure des flashbacks fragmentés qui décrivent son parcours.
Car Henry n'est pas né pauvre. Si ses parents étaient immigrés, ils avaient fait des études, étaient intégrés et exercaient des professions intellectuelles. Jusqu'à la maladie puis la mort de la mère, et le changement de travail de son père, Henry aurait pu être un étudiant américain ordinaire. Mais l'absence d'un véritable système de santé fait déjà des ravages et oblige le père d'Henry à contracter des dettes.
Ensuite la passion immature d'Henry pour Michelle à l'adolescence, sa consommation d'alcool et de de drogue, son opposition à son père vont l' amener à purger une peine de prison. Lorsqu'il sort, Michelle est dépendante et il a un fils qu'il ne connaît pas.

Donner un enfant à Henry est un choix judicieux. Jacob Guanzon renforce ainsi sa dénonciation d'un système capitaliste qui génère autant de laissés-pour-compte et parmi eux des enfants en danger. Il permet à son personnage d'engranger un capital sympathie, qui croît à mesure qu'il lutte pour son fils.
"Son fils, son homonyme, son héritage. le symbole vivant qui prouve de façon irréfutable - malgré tous les vents contraires et toutes ses failles - que le passage d'Henry sur cette terre n'aura pas été complètement foiré, qu'il aura au moins fait une chose de bien."
Alors qu'Henry n'a pas vu grandir son enfant, il rêve d'un avenir meilleur pour son fils et lui consacre toute son énergie et tout son amour.
Et il en a de l'énergie, Henry. Il veut vraiment travailler, il accepte les boulots les plus difficiles, se prépare pour son entretien d'embauche.
Mais lorsque l'on a fait de la prison, qu'on n'a pas de domicile fixe, les opportunités sont extrêmement rares.

Après avoir commencé son roman dans un Mac Do, qui symbolise à la fois mal bouffe et travail précaire, Jacob Guanzon termine en apothéose dans un Walmart et multiplie ainsi l'antiphrase de son titre.
Il choisit également de cantonner son personnage dans des espaces configurés pour les classes populaires : Mac Do comme Walmart fonctionnent en présentant à la fois l'image de l'abondance et celle d'un budget maîtrisé. Ainsi l'illusion de participer à la société de consommation, de pouvoir jouir des produits qu'elle dispense rassure et console les moins aisés.

La longue description de la traversée du supermarché rassemble les différentes thématiques : le superflu contre l'essentiel, l'abondance contre le dénuement, le droit de choisir contre l'obligation de subir et la lutte pour la survie.
"Des boîtes des Benadryl roses, des boîtes d'Allegra bleues, un monticule herbeux de Claritin, et la dernière moitié du rayonnage est occupée par les Antidouleurs : rouge pour le Tylenol, marine pour l'Advil, émeraude pour l'Excedrin extra fort, écarlate pour l'Excedrin Migraine, bleu ciel pour Aleve, jaune pour Bayer. Chaque marque et chaque couleur se déclinent en une dizaine de formats, des tailles de plaquettes et des doses variées, effet longue durée, effet immédiat, comprimés, gélules, et tout ce qui compte, c'est qu'il prenne le meilleur médicament de tous, le plus cher, mais dans la plus petite boîte pour qu'elle tienne dans sa manche de chemise déboutonnée. Il doit d'abord attendre que la femme qui vient de garer son caddie à côté de lui s'en aille. Sous son hijab en soie, elle passe d'une boîte de Claritin à une autre de Loratadine. le temps presse. Chaque seconde brûle une nouvelle goutte de gasoil, chaque minute fait grimper la fièvre de Junior, un peu plus près de la mort. Mais ça lui offre une pause, un instant pour respirer, observer, comparer. L'Advil se révèle le plus cher, ce qu'il suppose être un signe de qualité supérieure. "

Ce premier roman, outre sa qualité littéraire, dénonce une idéologie qui prétend donner sa chance à chacun, qui affirme qu'il suffit de vouloir pour pouvoir et qui tente de perpétuer le mensonge du rêve américain.
Le dernier choc tient dans les dernières pages.
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