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Critique de Lune


Lune
01 février 2022
Certes le livre est appelé « roman », l'imagination de l'auteur a recréé pour nous les vides du quotidien, les gestes et paroles qui peuvent exister dans toute vie, les quartiers, les rues, les jeux de lumière,les ciels gris et les bruits familiers.

Un lieu particulier, une maison, grande bâtisse gantoise dans un quartier populaire.
Une maison qu'acheta l'auteur en 1979. Il nous raconte les différentes pièces, se remémorant la visite qu'il en fit avec le notaire de Potter, propriétaire du lieu.

Ce n'est que vingt ans après s'en être séparé, qu'il découvrira l'histoire des occupants précédents et de l'époque tragique où ils y vécurent grâce à la lecture du livre d'un de ses anciens professeurs : Adriaan Verhulst.

Ce dernier y passa la fin de son enfance et toute sa jeunesse avec sa mère, ses soeurs et son père Willem Verhulst.

Et de roman, le livre bascule en témoignage sur cette famille, en faits réels qui vont raconter les années troubles de l'occupation allemande, de la guerre et des hautes convictions collaborationnistes du père, des jours noirs, du « salon mortuaire » où se tenaient des réunions entre SS et flamands associés à ce nouvel ordre.

Homme au visage nanti d'un oeil borgne, moqué pendant sa scolarité, virant dans un excès nationaliste chassant francophones, rêvant d'une Flandre insérée dans le rêve germanique.

A la solde du Reich, connaissant une « ascension » pour les « bons » services rendus, l'homme mène, pendant la guerre, une carrière d'espion, de directeur des Hautes Écoles (qu'il ne se gênera pas de voler), établira des listes (juifs, franc-maçons, belgicistes…).

Homme excessif, sans scrupules, trompant sa femme devenue « maman », la maintenant en dehors de ses activités qu'elle ne peut pleinement ignorer puisqu'il porte l'uniforme à tête de mort et qu'un buste de Hitler est posé sur la cheminée.

Mientje, l'épouse hollandaise protestante à la croyance poussée à l'extrême est d'une humanité en contradiction totale avec son mari. Pacifiste, épouse, fidèle à son devoir de mère de famille, elle le soutiendra comme elle portera assistance à toutes personnes quelles que soient leurs opinions, leurs croyances, leurs origines.
L'abnégation de soi, la fidélité à sa foi, la présence bienveillante la constituent.

Quant aux enfants…, ils vivent la période trouble avec la conscience de leur âge mais marqués à jamais par le personnage trouble jusqu'à l'abjection qu'est leur père, marqués aussi par les réflexions, les combats, les bombardements, la brutalité des hommes, la peur.

L'auteur a bénéficié de leurs témoignages. Il a pu aussi compulser des documents (journaux tenus par les différents protagonistes, lettres…) ce qui confère à ce roman-récit-document-témoignage, une vérité et sur les gens et sur les lieux et sur l'époque, réalité qui nous bouscule et nous instruit.
D'autres noms dont certains connus en Flandre traversent le livre et méritent qu'on s'y attarde (artistes, politiques,…).

Nous apprenons beaucoup sur la Flandre, sur l'histoire de Gand (le passage de l'enseignement « bourgeois » francophone à la langue flamande dès 1916), sur une extrême-droite qui perdure de nos jours et « sourit » encore devant les actes antisémites, sur l'hommage rendu à Griete (qui possédait toujours un portrait de Hitler à la fin de sa vie), maîtresse puis troisième et dernière épouse de Verhulst après la mort de Mientje, hommage par un certain président de parti, parti nationaliste qui gère aujourd'hui la Flandre et cela fait frémir de savoir que de telles vues d'esprit perdurent et que le danger est toujours tapi.

C'est un portrait sans concession.
Deux peuples, deux cultures, deux déchirures.
Francophones/néerlandophones et entre néerlandophones nationalistes et néerlandophones fédéralistes.
L'Histoire les a réuni et désunit souvent. Pour le pire en cette période racontée…
Tous ces événements passés ont donc encore des conséquences sur la politique belge aujourd'hui.

Une fois de plus, cette seconde guerre mondiale se dévoile et l'on y découvre de nouvelles monstruosités, des vies saccagées, des faits que l'on ignorait, la manière dont on vivait en ces temps obscurs et terrifiants, des lieux où l'on se promène de nos jours sans savoir… un peu comme l'auteur qui n'a découvert que tard les dessous de cette maison à la glycine parfumée.

Les dernières volontés de Willem Verhulst laissent pantois car surgit par-delà tous ces événements, le nom de la première épouse d'origine juive (!) : Elsa.

Peaufinant jusqu'au bout ses recherches, Stefan Hertmans raconte sa rencontre avec le sculpteur Koenraad Tinel dont les parents et les frères furent des collaborateurs notoires.
Cela donne lieu à un passage émouvant montrant la souffrance de l'artiste exécrant le nazisme et, au-delà de lui, de membres de familles entachées par la collaboration.

L'évocation du massacre de août 44 à Comblanchien boucle le récit et rend un dernier hommage à ceux qui défendirent notre liberté contre la barbarie.

L'auteur a mené un travail minutieux et consciencieux pour réunir et approcher l'histoire et L' Histoire.

Livre précieux en ces temps où l'on entend émerger des paroles qu'on voudrait ne plus entendre, livre précieux qui montre la dérive d'un homme conduit par un narcissisme malsain, un nationalisme aveugle et un idéalisme dangereux et qui, jamais, ne douta de lui ni de ses actes.

Livre admirablement construit, bouleversant, bousculant, haletant, instructif et salutaire.
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