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Critique de AnnaCan


En préambule, je voudrais faire état des difficultés que j'ai rencontrées tout au long de cette lecture. Elles ont été si grandes, si récurrentes que je me vois mal les passer sous silence. Je me suis sentie heurtée par bien des choses contenues dans ce livre. La faute n'en incombe certes pas à Delphine Horvilleur dont je salue l'intelligence, la rigueur, la délicatesse et l'humour, ainsi que la démarche courageuse consistant à revenir aux textes sacrés afin de déconstruire les discours religieux fondamentalistes. La faute en incombe à la matière même de son livre avec laquelle je ne suis pas du tout à l'aise. Pour le dire de façon sommaire, les religions monothéistes présentent deux tares impardonnables à mes yeux, celle de prétendre ériger en Vérité ultime ce que je perçois comme de simples fables, et celle de véhiculer une vision déplorable de la femme. Je m'en tiens donc généralement à bonne distance. Pour des raisons de salubrité psychique en quelque sorte.
Mais d'un autre côté, que je le veuille ou non, je dois bien admettre que ces croyances ont formé, siècle après siècle, le substrat culturel dans lequel j'évolue, substrat que j'ai en partage avec l'écrasante majorité des auteurs que je lis, vivants ou morts. Et il arrive parfois qu'au cours de l'une de mes lectures (cela s'est notamment produit avec le magnifique roman de l'autrice israélienne Zeruya Shalev), je réalise qu'il me manque quelque chose, un minimum de connaissances des mythes et croyances qui fondent la culture judéo-chrétienne, pour l'appréhender dans sa globalité et toute sa complexité. Ce quelque chose, j'ai pensé le trouver chez Delphine Horvilleur. Intellectuelle, féministe et rabbin, cela faisait des années que je lorgnais de son côté sans me décider à franchir le pas.
Une discussion récente avec Hélène, bientôt suivie de l'opportunité de faire cette lecture, non pas seule, mais accompagnée de mon éternel complice Bernard, m'a convaincue de lire enfin, après dix ans d'atermoiements, En tenue d'Ève : féminin, pudeur, et judaïsme.

Comme son titre l'indique, Delphine Horvilleur revisite dans son livre les notions de pudeur et de féminin au coeur des textes sacrés, plus précisément au coeur des textes qui fondent le judaïsme, à savoir la Bible hébraïque, en particulier les cinq premiers livres (la Genèse, l'Exode, le Lévitique, les Nombres, le Deutéronome) qui composent la Torah, et le Talmud, qui en est l'interprétation rabbinique. le Talmud, qui agrège depuis près de deux mille ans commentaires, discussions et débats contradictoires, illustre à merveille ce qui fait la richesse du judaïsme : l'art de ne pas tomber d'accord. À l'heure où une lecture fondamentaliste, littérale et univoque des textes sacrés cherche à s'imposer comme la plus légitime et la plus fidèle de toutes, Horvilleur le dit et le martèle :
« Le texte ne dit jamais une seule chose, ou plutôt il ne la dit jamais une fois pour toutes : c'est là un principe fondateur de l'interprétation rabbinique. »
Rappelant que les mots « texte », « textile », « texture », « tissu » partagent tous la même racine indo-européenne « textus » qui exprime l'action de fabriquer des ouvrages faits de matériaux entrecroisés, l'autrice rapproche tout naturellement le travail de l'interprète de celui du tailleur :
« La Bible est, pour les juifs, un travail de haute-couture, au divin patron : autour d'un texte central, de l'étoffe première qu'est la Torah écrite, se tissent des commentaires, des interprétations et des récits qui constituent autant de coupes et de retouches. »
Rappelant également que selon les textes traditionnels, il existerait quatre niveaux de lecture pour chaque verset — le sens littéral, le sens allusif, le sens allégorique et le sens caché — elle montre combien l'attitude consistant à ne retenir que le seul sens premier — littéral — est non seulement absurde, mais encore contraire à l'esprit même du judaïsme. S'appuyant sur les versets traditionnellement associés à la pudeur et qui, sortis de leur contexte ou pris au pied de la lettre, sont instrumentalisés par les fondamentalistes religieux pour reléguer les femmes en leurs foyers et les effacer de l'espace public, elle inverse la charge de la preuve et montre combien leur obsession du corps féminin transforme leur pudibonderie en obscénité.
Si elle revisite méthodiquement le texte sacré, si elle en décortique, verset après verset, chacun des termes, il lui faut bien, avant de déconstruire l'interprétation rabbinique traditionnelle ou celle des ultra-orthodoxes, nous exposer ces dernières au préalable. C'est ce qui me fut le plus pénible. Certes une part de moi se réjouit de constater que les femmes ont enfin voix au chapitre au sein d'une religion qui de tout temps leur a confisqué la parole. Mais l'autre part s'avoue découragée face à l'ampleur de la tâche. Car Horvilleur ne s'attaque pas seulement au discours fondamentaliste actuel, mais à des siècles et des siècles d'interprétations et de pratiques religieuses qui, réduisant la femme à son sexe biologique, en ont fait un objet de relégation, et même, un objet tout court.
Un objet… le mot est lâché…Hélas! C'est là qu'est l'os. Dès la Genèse, on nous explique qu'Eve est un os, une côte, autrement dit un objet construit à partir d'un homme complet, Adam. « Ça commence bien », comme dirait ma mère qui n'a jamais pu avaler cette histoire d'os. Or, Delphine Horvilleur nous révèle que cette invraisemblable (et scandaleuse) histoire de côte est probablement le fruit d'une erreur de traduction. le mot en hébreu, Tzela, qui dans ce cas précis a été traduit par « côte » est traduit partout ailleurs dans la Bible par « côté ». Dès lors, une autre version se fait jour : Dieu, après avoir plongé le premier Adam, un être androgyne, dans le sommeil, en sépare le côté féminin du côté masculin.
« Dans cette version, les genres sont tous deux retranchés, séparés de l'entité première et indivise qu'ils constituaient. »
Dans cette version, la femme est non plus un objet, mais un sujet, au même titre que l'homme.
Delphine Horvilleur nous montre qu'une autre lecture du Livre est possible, dans laquelle le féminin n'est plus un attribut exclusif des femmes ni l'une de leurs caractéristiques essentielles mais appartient tout autant à l'autre sexe. Elle invite le genre humain à percevoir enfin la bénédiction d'avoir été créé homme ou femme, masculin et féminin.

Je remercie de nouveau Hélène (@4bis), dont je vous invite à découvrir l'excellente critique, pour l'incitation à lire ce livre, et de nouveau Bernard (@Berni_29) pour le compagnonnage attentif, constructif et facétieux.

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