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Critique de Olelko


Dans la campagne tatare, près de Kazan, vit Zouleikha. Cette jeune femme, mariée il y a peu à un homme plus âgé qu'elle subit ses violences quotidiennes et les moqueries de sa belle-mère. Nous sommes au début du 20ème siècle et les habitudes ancestrales des Tatares empêchent l'adolescente de faire quoi que ce soit d'autre que trimer pour son foyer et craindre Allah, Celui-qui-voit-tout. Mais alors que le village attend les Russes auxquels ils doivent payer un tribu, une rencontre entre des Révolutionnaires, Zouleikha et son mari tourne au vinaigre et ce dernier est tué de sang-froid par le jeune Ignatov. Suite à cela. Zouleikha sera emmenée de force, en tant que Koulak ou propriétaire terrien anti-soviétique, dans un train l'emmenant bien au-delà de son monde, au-delà des montagnes, dans la Sibérie profonde.

Le train des dékoulakisés comprend un surprenant mélange d'ethnies non-russes, de vieux bohèmes riches sous les tsars, de personnes étranges, d'alcooliques et de tout ce que le nouveau régime appelait "vermine" d'une manière ou d'une autre. Parmi les nouveaux amis de bagne de Zouleikha se trouvent, entre autres, un vieux gynécologue fou à lier, qui croit se trouver dans la torpeur moite de sa chambre pétersbourgeoise alors qu'il gèle dans un wagon en partance vers l'inconnu, un vieux peintre rêveur, une ancienne dame du régime impérial qui ne perds pas ses nerfs ni son chapeau mais aussi le meurtrier du mari, Ignatov. Lui, chargé dans la précipitation du convoi, croit dur comme fer être victime d'erreurs et ne cherche que retrouver l'opulente poitrine de l'une de ses nombreuses conquêtes sexuelles à Kazan, et crois faire bien son travail de bon petit soldat du Parti.

Tout le synopsis du premier livre de Gouzel Iakhina respire le malheur, la cruauté humaine et l'absence d'espoir. Dès les premières pages, on fait connaissance avec Zouleikha, jeune femme courageuse, qui a perdu trois enfants déjà, et qui subit la vie et le joug des autres sans n'imaginer une seconde qu'il ne s'agisse autre chose que son destin, voulu par Allah tout-puissant. Puis le train de l'enfer où nombreux des déplacés mourront, avant d'arriver au bout du monde, là où même Dieu ne regarde plus, empire des moustiques et des bêtes sauvages. Certains passages virent carrément au mélodramatique, et on a peine à s'identifier ou trouver vraisemblable ce qui arrive à la pauvre héroïne. On sent malgré tout que l'autrice connait son sujet et, Tatare elle même, décrit avec précision les mythes et l'état d'esprit qui habitent son personnage. Ce n'est que lorsque Zouleikha est emmenée, qu'on découvre Ignatov et que certains chapitres nous comptent la vie de personnages secondaires (ou carrément de figurants) qu'on se comprend la portée de ce livre.

Plus qu'une histoire personnelle, Zouleikha ouvre les Yeux est l'épopée sordide de milliers de personnes déplacées sans raisons vers l'extrême-orient de la nouvelle URSS. A travers son périple on écoute ci et là des bribes de vécus. Mais en se concentrant sur une histoire "pire que les autres" peut-être, on perd souvent le cadre global cherché par Iakhina. Comme dans son roman suivant, Les Enfants de la Volga, on sent chez l'autrice un amour pour les dieux anciens, ceux qui régissent les forêts profondes, les montagnes imposantes et les rivières fourbes. Ici et là se cachent un démon de la taïga, un esprit animal ou peut-être le regard d'Allah lui-même. Et comme dans son second roman, il s'agit de la grande force de cette nouvelle voix de la littérature russe. Même si ici on sent que la voix en question déraille encore un peu, cherche son timbre et louvoie autours des notes correctes, les atteignant souvent mais en ratant quelques unes au passage.

Il y a peut-être trop dans Zoueikha ouvre les Yeux ; peut-être qu'avoir voulu écrire l'épopée d'une femme, le récit d'une Tatare et l'histoire de la dékoulakisation était trop. Les premiers chapitres sont hélas trop dures pour entrer dans le récit et tout ce qui amène au dénouement final trop flou pour qu'on ressente les mêmes émotions que les personnages. Il y a du talent, chez Gouzel Iakhina, et on trouve dans ce premier livre quelques phrases exceptionnelles, qui arrachent une larme, une volonté de raconter le réel tout en n'oubliant pas qui sont les personnages. Si Les Enfants de la Volga a été l'un de mes livres préférés de 2023, on ressent ici tout les éléments qui, une fois qu'ils seront travaillés, feront de l'autrice la figure de proue d'une nouvelle génération d'écrivains qui raconte la diversité de la Russie d'aujourd'hui et son histoire sanglante. Pour moi, un jour, Gouzel Iakhina recevra le prix Nobel de littérature. Il me tarde de me lancer dans son dernier ouvrage qui promet peut-être d'être son meilleur !
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