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Critique de enkidu_


Ibn Tufayl (m. 1185), esprit universel - philosophe, médecin, mathématicien, astronome ou encore vizir - est l'une des figures importants de l'al-Andalus du 12éme siècle, disciple d'Ibn Bajjah - et son "Régime du solitaire" - et maître d'Ibn Rushd, mieux connu sous le nom d'Averroès en Occident, et à qui il a recommandé d'écrire des commentaires sur l'oeuvre aristotélicienne, ce qui a fait sa renommée en Occident - dans sa préface, nous devinons pourquoi Ibn Tufayl aurait demandé pareille entreprise, car il critiquait la vision avicenienne (de qui il se réclame, toutefois) du Stagirite, ce que combattra, non pas sans coïncidence, Ibn Rushd plus tard. Il exprime aussi des critiques d'al Farabi ou d'al Ghazali, autres monuments intellectuels de l'Islam classique.

Le récit en lui-même nous raconte l'histoire de Hayy ibn Yaqzan ("Le Vivant, fils de l'Éveillé), qui est soit le fruit d'un amour déchiré (soeur d'un roi cajolant sans sa permission...) ou alors un produit par génération spontanée (problématique pour le monothéisme et son Dieu "créateur" !) - peu importe - qui naît dans une île prés de l'Inde, "sous l'équateur" - on considère généralement que c'est le Sri Lanka actuel. Élevé par une gazelle dans un endroit sans humanoïde, il fait son éducation ; il apprend sa relation avec son corps, et surtout, celui des autres, en l'occurrence les animaux - jusqu'à l'âge de sept ans, il apprend les expériences sensibles, mais soudan la mort bouscule ; la mère-gazelle meurt, et il est amené à explorer la question de la finalité du corps. Finalement, il sera arrivé à l'existence d'une part subtile qui unifie les fonctions corporelles, et qui les transcende : l'âme.

Pendant l'adolescence, il portera sa réflexion sur la technique et, à l'âge adulte, après avoir ausculté le monde phénoménal - qui, en fait, est une unité atomisée (le wahdat al wujud que développera Ibn Arabi plus tard) - il est amené à poser l'existence d'un Auteur ou Agent, parfait et infini - il conçoit l'existence de Dieu et l'arbore des attributs qui le démarquerait de la création, comme le fait qu'il n'est pas limité par la corporalité (longueur, largeur et profondeur.)

Il veut le connaître, mais il doit passer par une première étape, qui est le contrôle ascétique du corps (dans ses désirs et élans, par le jeûne ou la méditation), ensuite une deuxième viatique, celle qui consiste à refléter Ses attributs de perfections (le conatus spinozien) qui sont dans les mondes célestes - c'est la compassion pour tous les étants. Enfin parvenu à son union (theosis) avec Lui, pour la première fois, il est dans l'ivresse mystique : comme nous l'ont raconté les gnostiques de toutes les traditions, il "monte" (mi'raj, sur le modèle prophétique) dans un état (ou station, maqam) tel que les mots ne peuvent décrire ce qui se soumet à ses sens, avec l'infinité du monde de la "réalité", qu'il pensait ne jamais défricher entièrement, devenir une modeste unité - après des scènes hautes en métaphores quasi-cosmiques, il retourne au "réel"... par la suite, il pourra faire ces expériences de plus en plus facilement, et de manière plus prolongée.

Dans une seconde partie, loin de son isolement insulaire, on aborde le cas d'une région où les habitants suivraient une religion, et deux personnages, Asal et Salman, respectivement le religieux à tendance spirituelle et le légaliste ; le premier, en voyage, s'échoue sur l'île de Hayy, et rencontre notre "Tarzan". Les deux discutent, et Hayy remarque qu'il est arrivé aux mêmes conclusions que Asal concernant les réalités divines et les préceptes de la religion - plus tard, le "rigoriste" Salman fait apparition avec quelques autres, et Hayy lui exposa sa "doctrine"... mais ceux là sont réfractaires, et il tire une conclusion que beaucoup de soufis ont répété : alors que certains, une minorité, peuvent comprendre les subtilités, un second groupe, majoritaire, doit se "contenter" de la religion légale...

Ibn Tufayl, à travers ce récit, nous montre donc que la volonté d'union mystique à l'Être, dont parlent toutes les traditions, est "naturelle" (puisque autodidacte), qu'elle pré-date la religion mais que , loin de la contrarier, celle-ci non seulement la confirme dans ses fins, mais procure aussi des moyens (les rituels) à ceux qui ne pourraient pas - par manques de moyens pratiques ou intellectuels - viser l'altitude chancelante du gnostique, ce qui requiert une démarche rationnelle d'abord (mais pas seulement, ce qui l'oppose à Ibn Bajjah) et, surtout, une pédagogie spirituelle ensuite.

C'est donc un conte philosophique qui justifie l'expérience du murid sufî quant à la gustation de la fana' wa baqa' (extinction et pérennité en Dieu et par Dieu), et, plus généralement, toute démarche spirituelle de la sorte qu'on trouve dans les autres courants de la Tradition théosophique mondiale.

Pour finir, il faut aussi souligner la postérité heureuse que cette oeuvre connue, par delà même les frontières islamiques, notamment en influençant la majorité des philosophes les plus importants de l'Occident (John Locke, Spinoza, Voltaire, ...)
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