AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de Seijoliver


Précisons, car la couverture – sa photo - et la quatrième pourraient le faire croire, que le livre de Muriel Jolivet ne s'intéresse pas uniquement à la jeunesse nippone : le titre est bien plus représentatif et explicite.
De même, l'ouvrage est sorti dans une collection intitulée « Reportages » et non pas comme un livre universitaire classique, même s'il se rattache au genre sociologique : le matériau utilisé par l'auteur sont des livres et des dossiers de la presse, des interviews avec des auteurs ou des personnalités japonaises, des reportages réalisées par elle-même, des oeuvres de culture populaires (séries notamment).

Publié en 2010, le livre fait l'état des lieux depuis trente ans.
Pour rappel les jeunes qui ont vingt ans en 1980, le sont dans un pays riche, une société d'abondance « où ils ne manquent de rien ». C'est à cette génération qu'est attaché le terme de moratoire, soit, être dans un état d'inertie : les jeunes sont blasés, et où on repousse au plus tard le moment d'entrer dans la vie active.
Les jeunes décrits sont dans une forme d'évitement, de report : pas vraiment de projet de vie, moins de mariage, et plus d'envie de procréer.
Cette attitude, qui peut être interprétée comme un rejet des valeurs traditionnelles, produit – elle pour autant des individus réellement plus libres ?
Ce moratoire est le terme apparu dans un ouvrage du psychanalyste Okonogi Keigo en 1978 : procrastination, état transitoire, vie entre parenthèse, sursis consistant à remettre encore et encore des décisions à prendre sur un choix de vie, état qui se prolonge jusqu'à la trentaine. Cette thèse dit Muriel Jolivet « contenait en germe tous les phénomènes ou syndromes qui ont été discutés au long des trente années qui ont suivi la sortie [1978] de son livre » ; le premier chapitre lui est consacré.
On peut citer dans ces phénomènes : phobie scolaire, hikikomori (repli sur soi pour se protéger), freeters (petits boulots payés à l'heure que certains choisissent volontairement pour rester à la marge), nito (NEET = ceux qui ne font absolument rien), otaku … phénomènes qui sont décrits dans les deux chapitres suivants.

Dans le 3ème chapitre, les jeunes sont décrits comme en manque de repères, une jeunesse un peu « paumée » : les familles souffrant de pathologies (violence, incommunication, peur du déclassement) où chacun mène sa vie à côté des autres ; la violence de devoir vivre en harmonie avec les autres (enfermement, phobie scolaire, suicide)
Ils ont une vision désabusée de l'avenir : « l'expansion économique nous a beaucoup apporté [.] elle s'est opérée au détriment d'une certaine chaleur au sein de la communauté. » (p. 94)

La fracture sociale à la japonaise est au centre du 4ème chapitre. On doit à Miura Atsushi d'avoir décrit la bipolarisation à l'oeuvre dans un livre paru en 2005, et évoque les années d'après éclatement de la bulle spéculative et les années difficiles nommées plus trad la décennie perdue, soit les années 1990. Économiquement les écarts continuent de se creuser, la classe moyenne s'effrite. Mais surtout il décrit « le défaitisme affiché, la relative satisfaction face à la médiocrité de leur vie ». (p.115) La course au succès ne les intéresse pas ; importe plus un état d'esprit, celui de faire ce qui vous intéresse, même si cela implique de vivre chichement.

Traditionnellement, le sort le plus envié pour les femmes restent d'être au foyer, et pour beaucoup faire un bon mariage est l'objectif. Ce qui semble le plus se creuser, ce sont les différences entre les femmes, entre celles qui restent dans le rôle qu'on attend d'elles, et celles qui ont conquis leur indépendance. Bilan décevant du point de vue féministe.

Le long chapitre suivant, le n°5, est consacré à la question du mariage qui reste associé à l'idée de bonheur. Si la position des femmes change sur cette idée, la plupart y croit encore, et Muriel Jolivet s'appuie sur différents succès de librairie pour l'expliquer. Certaines de ces essayistes pensent que le célibat est un signe de déclassement. le choix de vivre seule sa vie n'est jamais simple entre celles qui le vivent de façon positive, aimant « leur travail, la solitude et profitant bien de leur liberté » et les autres, insatisfaites. La pression est forte pour celles qui ne veulent pas passer pour une femme dont "personne ne veut". Les termes de perdant/gagnant sont très présents dans les débats. Mais on comprend également que la crise du modèle matrimonial et familial repose aussi sur le fait que les femmes ne se soumettent plus aux hommes, qui bien souvent les déçoivent.

Le chapitre 7 a pour titre explicite, « quand le mari n'assume pas » et aborde la question de la prostitution masculine, ou encore les couples sexless (abstinent), qui permet à l'auteur d'aborder la question du désir féminin ou /et de la solitude/souffrance sexuelle des femmes.

Pour moi, l'intérêt du livre tient à ce que Muriel Joliver décrypte longuement des ouvrages japonais analysant la société japonaise. Elle ne plaque pas de grille de lecture et d'interprétation occidentale sur « son pays d'adoption », puisqu'elle y vit depuis des décennies. Même s'il apparaît que la crise des modèles rejoint des symptômes bien universels (?) de l'incommunicabilité et du mur érigé entre les sexes.
Elle observe une jeunesse beaucoup plus individualiste que la nôtre, qui rejette le modèle hérité sans vraiment le contester, ni imaginer autre chose à la place, et une plus grande fracture sociale qu'auparavant.
Commenter  J’apprécie          31



Ont apprécié cette critique (3)voir plus




{* *}