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Critique de HordeDuContrevent


Sonia, une graine de myosotis semée sur un champ de cailloux.

Un chiffon ensanglanté et un vieux chien au collier marqué de lettres gothiques, voilà quelques bribes éparses de ce qui reste de l'histoire de Sonia, une très vieille histoire d'amour tragique en temps de guerre, amour interdit, fulgurant, intense, sans avenir. La mise en abyme originale déployée par ailleurs par l'auteur polonais, Ignacy Karpowicz, pose la question en filigrane de l'authenticité du récit comme préalable ou pas à l'émotion. Apre mais très beau !


Igor Grycowski, célèbre metteur en scène de Varsovie, tombe en panne dans l'une des régions les plus reculées de la Pologne à la frontière avec la Biélorussie. Coupé du monde, hors du temps, c'est dans ce hameau de Podlachie (d'où est également originaire l'auteur), comprenant en tout et pour tout quatre chaumières dont deux abandonnées, que vit la vieille Sonia avec pour seules richesse sa vache, sa chienne, son chat et quelques poules. Lorsqu'elle voit arriver cet homme avec sa belle Mercedes opalescente et son téléphone dernier cri, elle croit voir l'ange de la mort déguisé en Prince charmant. Son téléphone ne captant rien et ne pouvant donc être dépanné, Igor accepte l'invitation de la vieille dame. Elle n'a pourtant pas grand-chose à offrir Sonia, si ce n'est un verre de bon lait encore tiède tout juste sorti du pis de la Meugleuse et une histoire, une histoire fascinante et tragique vieille de soixante ans.

« le visage de Sonia était un vrai visage, comme la vie n'en pétrissait plus, un de ces visages comme on n'en voyait plus. Il descendait tout droit d'une icône : brun, robuste, fendillé, impénétrable et sans mensonge, mais fort aussi, avec les sillons plus appuyés de ses rides, et des rides, Sonia devait en avoir des millions, les spécialistes en chirurgie plastique auraient eu de quoi faire : polissage, étirage, rognage, il y avait assez de peau superflue pour en tirer au moins trois nouveaux visages. Car le visage de Sonia était un vrai visage, on y lisait ce qu'elle avait traversé, les rêves qu'elle avait eus ; mais plus que tout il servait à ce pour quoi le Haspodz – le seigneur – l'avait créé : à écouter, à regarder, à manger, à être lavé, à embrasser, à renifler, à roter, à pleurer, à être mouché ».

Avant d'écouter son histoire, Igor observe Sonia, contemple sa maison, son jardin, personnage et lieu de vie particulièrement pittoresques qui lui rappellent ses propres racines, avant la renommée, lorsqu'il s'appelait encore Ignacy. Lui, le citadin qui a renié ses origines rurales, qui ne trouve pas de sens à sa vie, va rencontrer une femme d'un autre espace-temps qui lui permettra d'éprouver de l'empathie et de développer sa créativité, qui saura toucher son coeur et sa raison. Les descriptions sont souvent étincelantes de beauté.
« Branlante, couverte de mousse, la petite porte tenait à peine sur ses gonds rouillés, exactement comme dans la masure de la soeur de Baba Yaga, celle qui prônait en toute chose la laideur et qui écartait de sa vue ce qui était beau et neuf. Igor parcourut des yeux la petite cour misérable, les casseroles bleues sur la clôture qui exhibait de larges trous sur leurs fonds noirs de suie et usés par les flammes, la kyrielle de poules bigarrées qui s'étaient mises à caqueter, le chat au pelage dégarni qui dormait sur le seuil, les bâtons, les balais, les fourches et les râteaux ».

Sonia se met à raconter son histoire, confiant sa mémoire à Igor qui en devient l'unique dépositaire. C'est un chant du cygne mettant en valeur un récit tellement romanesque, tragiquement romanesque, qu'Igor y trouve naturellement l'inspiration pour sa prochaine création. « C'était il y a longtemps, il y a bien longtemps… ».
Sonia raconte la mort de sa mère à sa naissance, la violence et les abus du père, l'indifférence des frères, le travail incessant et l'Amour, avec un A majuscule. le passage des allemands en juin 1941 dans son petit village de Poldachie sera un cataclysme, l'éclosion d'un amour passionnel, le début de sa chute. Sonia et Joachim ne se sont aimés que l'espace de quelques mois, de quelques nuits secrètes, le temps d'un souffle à l'échelle de la longue vie de la polonaise. Mais c'était bien assez pour que cet amour entraîne avec lui la beauté, la honte et la douleur que plus rien ne pourra effacer. le déshonneur et l'humiliation. La souillure par l'urine, les fèces, le sperme et la sueur. Et le sang, beaucoup de sang.

Au fur et à mesure du récit, Igor, sincère tout en étant opportuniste, imagine la pièce qui peu à peu se joue devant nos yeux. Au point qu'à un moment du livre, nous ne savons plus où est la frontière entre le véritable récit de Sonia et la pièce jouée, pour laquelle l'histoire aura été forcément un peu déformée, dont le tragique notamment aura été amplifié…Le roman ne cesse d'osciller entre vérité du témoignage, simples idées de mises en scène et mensonges romanesques, sans que le lecteur parvienne à déterminer s'il est le jouet ou pas d'une construction habile. Entendons-nous Sonia raconter ou Igor raconter ce que Sonia lui a raconté via une mise en scène théâtrale ? Et d'ailleurs est-ce important ? L'histoire en est-elle moins poignante ? L'authenticité est-elle un préalable à l'émotion ? le côté très local et particulièrement intime du récit prend le dessus et nous touche au plus profond quel que soit le canal de transmission me semble-t-il.

Sonia raconte et semble rajeunir tandis qu'Igor semble vieillir en accéléré, touche troublante de réalisme magique au milieu du récit mettant en valeur la confiance et la grande connivence entre les deux personnages, le jeune homme buvant les paroles de la vieille Sonia, prenant sur lui la tragédie de cette femme et par là même la tragédie humaine.
« Igor était allongé. Avec chaque journée qui s'achevait dans le récit de Sonia, il avait l'impression d'être plus vieux et plus fin, parcheminé et s'écaillant comme une peinture à l'huile, à croire qu'un comptable céleste ajoutait ces jours au compte de sa vie, les déduisant de celui de Sonia ».

Cette histoire, âpre, violente, poignante mais en même temps étonnamment drôle et belle, est l'occasion de revisiter l'Histoire de cette région du monde durant la Seconde Guerre Mondiale où les allemands ont commis des atrocités. Mais au-delà de cette guerre, dont les détails ne sont pas donnés, c'est bien sur les humains que se concentre le récit et sur la façon dont la grande histoire traverse, percute, fait exploser les petites histoires.

Par ailleurs, il faut souligner une très belle plume inventive, drôle, voire poétique dès que les scènes d'amour sont explicitées.
Si le portrait de Sonia honore toutes les victimes féminines des atrocités masculines, le roman n'est pas manichéen, j'en veux pour preuve le magnifique personnage du mari, Micha.
Notons enfin que, dans cette région, longtemps, et jusqu'à récemment, coexistaient deux réalités linguistiques, le polonais et le biélorusse. Cet entrelacement a donné naissance à un dialecte, le « prapostu ». L'auteur a voulu faire perdurer cette langue rare et peu usitée dans ce livre au moyen d'expressions, de mots dont il parsème son texte comme pour continuer à le faire vivre. La traductrice a veillé à les mettre en italique.


Sonia est ainsi le portrait somptueux d'une femme forte, passionnée, qui s'est raccrochée à la vie malgré toutes les ignominies vécues, un portrait poignant et non manichéen qui porte en lui toutes les atrocités faites aux femmes par les hommes, surtout en temps de guerre, et dont la vie mérite en effet d'en faire une oeuvre d'art. Un très beau moment de lecture, merci à @Dandine à qui je dois cette lecture.

« Elle racontait sa vie ordinaire, d'un endroit où les gens avaient trop peu vécu, parce que l'histoire s'en était mêlée, et que l'histoire est toujours contre les hommes. L'histoire est toujours contre les hommes, et plus encore contre les femmes ».


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