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Critique de oblo


Le Pirée, Marseille, Colombo, Rotterdam, Fremantle, Buenos Aires … Des villes, mais surtout des ports, d'attache ou de relâche, où s'encanaillent les marins et où ils se déchargent tout à la fois de leur tension et de leur maigre salaire, pourtant durement gagné.
Autant de villes familières où, dès l'entrée du port, des messages dans toutes les langues du monde leur sont adressés : promesses, méfiance, quartiers à fréquenter, femmes à fuir. Ces ports sont la seule terre que touchent ces hommes de l'eau. Car, passée la semaine dans un bouge quelconque, il faut repartir sur les flots, dans des carcasses de métal où le bruit des machines se mêle à la graisse noire et à la chaleur, ou bien au froid, des climats que l'on traverse. Voyages terribles où, à tour de rôle, les marins surveillent la trajectoire et la santé de leur esquif. C'est le quart. Quatre heures, mornes, où pourtant les hommes se parlent, se gaussent, se souviennent.

C'est cela, le quart, de Nikos Kavvadias. Des souvenirs d'hommes, rompus à la solitude et à la petite vérole, qui prient de ne pas être engloutis par les flots et pestent encore contre leur condition. Paru en 1954, le roman a l'aura de ces livres qu'on ne sait vraiment définir : récit de souvenirs, essai sur la condition de marin, profonde réflexion sur la condition humaine. On hésite, et on se laisse porter. Par ses phrases, concises, par ses mots qui, le temps d'une phrase, s'envolent en inspirations lyriques, par sa façon de dire, sans prendre le soin de présenter, et de relater et de transcrire les paroles des hommes qu'il a côtoyé, Nikos Kavvadias a construit une oeuvre dont il restera, plutôt que des images, une trace invisible dans l'esprit.

Sans cesse, ces mots, justement, reviennent aux femmes. Mères, épouses, putains : le beau sexe n'a pas beaucoup de choix. Les marins, eux, en sont tout à la fois les bourreaux et les victimes. Car derrière la maltraitance des mots, cette façon de dire et de mépriser la femme, de la résumer à son caractère sexuel, il y a la souffrance d'en être constamment séparé. Et les souvenirs, qui rejaillissent dans le quart, sont rarement autre chose que des récits d'amours, souvent brèves, souvent intenses. Il y a cette Ecossaisse que le radio-télégraphiste aida à avorter dans un port de Ceylan. Il y a cette prostituée qui erre dans les ruines de Marseille en demandant des nouvelles de son ancien maquereau. Il y a aussi cette épouse qu'un marin retrouve dans les bras d'un autre, et qu'il se met à traiter comme les femmes qu'il croise dans les ports. Relation impossible et pourtant nécessaire entre ces hommes, qui vivent dans leur solitude (ne pas pleurer, ne pas dire qu'on a peur …), et ces femmes qui les accueillent, les cajolent, les rendent fous et se rendent maîtresses de toutes leurs discussions.

Patchwork littéraire qui met à l'honneur la condition humaine à travers celle du marin, le Quart est un objet littéraire qui ne ressemble à aucun autre. Ecrit dans le respect de ces hommes de la mer, dans l'urgence, aussi, de dire et de rester fidèle à ces heures passées dans le confinement, c'est un roman qui, malgré sa simplicité, est difficile à appréhender et à analyser, difficile à lire aussi, parfois, quand les personnages se bousculent, ne sont pas identifiés, car le plus important est ailleurs : le plus important, c'est ce qui est rapporté. Et, étant rapporté, survit. Comme une tombe ultime à tous ces anonymes, laissés dans des ports étrangers car trop malades pour être transportés, ou basculés par-dessus bord s'ils décédaient en pleine mer. Une tombe de mots.
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