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Critique de Isidoreinthedark


« À travers les champs bleus » est un recueil de huit nouvelles de l'une des voix de la jeune génération des écrivains irlandais, Claire Keegan.

Profondément ancrées dans une Irlande rurale, qui semble appartenir à des temps anciens, les nouvelles du recueil ont un goût doux-amer, une couleur claire-obscure. Elles s'attardent sur le point de bascule du destin de leurs personnages, aux prises avec leurs démons intérieurs.

« Elle a jeté un coup d'oeil à la ronde et, ne voyant personne, s'est dévêtue et avancée maladroitement sur les pierres rugueuses, mouillées, au bord de l'eau. Celle-ci était beaucoup plus chaude qu'elle l'avait imaginé. Elle a pataugé, puis la profondeur a augmenté brusquement et elle a senti le frisson visqueux des algues contre ses cuisses. Quand l'eau est arrivée à hauteur de ses côtes, elle a pris une grande inspiration, roulé sur le dos et nagé loin vers le large. Ceci, s'est-elle dit, était ce qu'elle devait faire de sa vie, à ce moment précis. »

Un peu perdus, étrangers à ce monde, les protagonistes de Claire Keegan se mesurent à une nature sauvage, silencieuse, omniprésente, qui évoque un écrin à la beauté douloureuse, serti des embruns marins de la côte irlandaise.

L'héroïne de la première nouvelle, « La mort lente et douloureuse », qui n'hésite pas à se baigner, nue, dans un océan inhospitalier, vient de commencer un séjour dans l'ancienne demeure d'Heinrich Böll, reconvertie en « maison d'écriture ». On la devine forte et fragile à la fois, en pleine conscience de la nature indomptée qui l'entoure.

« Le ciel était nuageux mais prometteur, zébré de bleu. Là-bas dans l'océan, un ruban d'eau a formé une crête transparente et s'est brisé sur la plage ».

L'écrivaine semble se trouver à un carrefour de son existence, celui où une jeunesse insouciante laisse imperceptiblement la place à l'âge de la maturité. Un professeur allemand vient perturber le début de son séjour en demandant à visiter la maison de son compatriote écrivain. La femme accepte, remet son projet d'écriture au lendemain et prépare même un gâteau au chocolat à l'intention du visiteur. Malgré un air avenant, ce dernier ne tarde pas à se montrer odieux, au point que notre héroïne au caractère bien trempé, décide de le congédier sans ménagement.

Comme dans les autres nouvelles de Claire Keegan, tout est suggéré, évoqué de manière implicite, un voile semble recouvrir avec une pudeur infinie le coeur de l'intrigue. le lecteur devine à demi-mot que la femme de l'importun, aujourd'hui décédée, elle-même auteure de talent, s'était vu refuser l'accès à la demeure d'Heinrich Böll. C'est ce refus qui motive l'acrimonie presque agressive de l'hôte de l'écrivaine, veuf encore aigri par le refus subi par sa défunte épouse. Après s'être débarrassé de son étrange visiteur du soir, l'écrivaine s'assoit à sa table d'écriture et écrit toute la nuit, une histoire où elle destine son héros à une mort lente et douloureuse.

Certaines des nouvelles du recueil sont plus amples, à l'instar de « La fille du forestier », qui nous narre la destinée d'une famille singulière. On y retrouve l'art du non-dit, la douceur parfois inquiétante de l'écriture de Claire Keegan, une nature omniprésente et l'importance des rêves prémonitoires troublant les protagonistes, qui pressentent confusément que leur vie est sur le point de basculer.

« Dans son sommeil, il rêve qu'il se tient sous les chênes. Dans le rêve, ce n'est pas l'automne, mais une belle journée d'été. Une bourrasque monte de la vallée. Elle est très violente et soudaine - d'où qu'elle vienne, cette rafale effraie Deegan et les chênes tressaillent. Des feuilles se mettent à tomber. Tout semble aller de travers, pourtant, lorsqu'il regarde le sol, Deegan voit des billets de vingt livres autour de ses pieds. Vers la fin du rêve, il est comme un enfant qui essaie, sans grand succès, de tous les attraper. »

Ce rêve du personnage principal de « La fille du forestier », un paysan dur au mal, père de trois enfants, illustre la simplicité déroutante de l'écriture de l'auteure, son caractère onirique, la place accordée à une nature indomptée, au souffle du vent, à la force de l'océan, et à la beauté des arbres.

À travers ce très beau recueil, l'auteure nous propose une voix singulière, une écriture à la fois simple et poétique, un art consommé de laisser au lecteur le plaisir de deviner ce qui n'a pas été sciemment formulé. L'omniprésence d'une nature parfois effrayante, la place accordée aux rêves de ses personnages, une maîtrise saisissante du non-dit, confèrent aux textes de Claire Keegan une forme d'étrangeté touchante ainsi qu'une beauté presque douloureuse.

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