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Critique de afleurdemots


Dans une passionnante postface d'une dizaine de pages, l'auteure du « Secret des abeilles » revient sur la genèse de ce nouveau roman. Elle explique comment, au cours d'une visite au Brooklyn Museum, elle est ainsi tombée par hasard sur les noms de Sarah et Angelina Grimké, noyés au milieu de ceux de neuf cent quatre-vingt-dix-neuf femmes ayant grandement contribué à écrire l'histoire. Sue Monk Kidd s'étonne alors de ne jamais avoir entendu parler de ces deux soeurs, pourtant originaires de Charleston, en Caroline du Sud, la ville dans laquelle elle vivait à l'époque. Sue Monk Kidd ne tarde pas à voir dans l'histoire de ces deux soeurs un sujet de choix pour élaborer son prochain roman. Dans cette note, fourmillante de détails et d'informations précieuses relatives à la vie des soeurs Grimké ainsi qu'à l'origine et l'élaboration du récit qui s'en inspire, elle revient ainsi sur ses intentions, son méticuleux travail de recherche et justifie chacun de ses parti-pris. Surtout, elle détaille dans quelle mesure son oeuvre est restée fidèle aux évènements historiques et à quels moments elle s'en éloigne, allant jusqu'à évoquer les points de discorde entre les historiens concernant certains évènements.

L'auteure a fait le choix d'une narration à hauteur d'enfant pour amorcer cette intrigue prenant racine dans la Caroline du Sud de la première moitié du XIXème siècle. Un procédé risqué mais qui dévoile néanmoins rapidement toute sa pertinence. On se prend très vite d'empathie pour ces enfants, par nature innocents, qui se trouvent confrontés à l'injustice d'une société de castes, pervertie par les préjugés et des dogmes dont ils peinent à saisir la cohérence et le bien-fondé. Sue Monk Kidd a ainsi merveilleusement capté les conflits intérieurs de cet âge charnière où le regard s'ouvre sur le monde et où la conscience s'éveille.

Dans une société où les dés sont pipés dès la naissance et le destin tracé d'avance, il y a peu de place pour les rêves. Sarah ne tardera pas à en faire la douloureuse expérience. Alors que sa soif de connaissance ne semble connaître aucune limite et qu'elle rêve de devenir juriste, la jeune fille ne parvient pas à comprendre pourquoi, du simple fait de son sexe, elle ne bénéficie pas de la même instruction que ses frères et se trouve ainsi confronté à des perspectives d'avenir considérablement réduites.

A 18 ans, contrainte d'enterrer son désir de devenir juriste, Sarah commence à vivre sa vie en partie à travers celle de sa plus jeune soeur, Angelina. Si la jeune femme reste fidèle à ses idées, elle est aussi parfois tentée de se laisser enfermée dans sa cage dorée : « Soirée après soirée, je supportais dans la solitude ces grandes cérémonies, révoltée par notre statut d'objet d'art et méprisant cette société qui se révélait tellement creuse ; pourtant, de façon inexplicable, je mourais d'envie d'être l'une de ces jeunes femmes. » p.126. Forte de sa responsabilité d'aînée et des désillusions qui ont marqué sa vie, Sarah ne baissera pourtant pas les bras, entraînant même sa cadette dans son combat.

Si Sarah et Hetty aspirent toutes deux à un même objectif, à savoir conquérir une liberté dont les prive injustement les moeurs et les principes régissant la société de leur époque, leurs trajectoires diffèrent profondément dans les moyens mis en oeuvre pour mener leur combat. Souffrant de troubles de l'élocution et prisonnière de chaînes invisibles, le combat de Sarah est avant tout intérieur, visant à la fois à rompre avec la représentation que la société lui renvoie d'elle-même et s'extraire du chemin tout tracé qu'elle lui impose. Sarah comprend rapidement que c'est dans le savoir et l'éducation que se trouve la clé qui leur permettra de se libérer de leurs chaînes. Pour faire progresser ses idées et imposer ses opinions, elle aspire ainsi à une lutte pacifique, un message qu'elle s'efforcera de transmettre (tant bien que mal) à Hetty. Au fil des évènements, s'affirment ainsi deux personnalités bien différentes. Si Sarah mène une lutte plus spirituelle que démonstrative, le combat de Hetty (à l'instar de celui de sa mère) est quant à lui marqué par la violence et la rage.

Abordé depuis notre société actuelle et avec les deux siècles de recul que nous avons, le lecteur ne peut qu'approuver les observations et partager les sentiments d'indignation et d'injustice ressentis par les deux héroïnes. Sue Monk Kidd ne cède cependant jamais à l'écueil d'une vision binaire des évènements qui mettrait en opposition les femmes aux hommes et les esclaves aux propriétaires. La force de son roman se trouve justement dans le sens des nuances, cette capacité à ne pas se contenter d'une approche manichéenne, mais bien d'aller au fond des choses, remettant en cause les fondements même de cette société tout entière, qui empêche aussi bien une femme de devenir juriste qu'à son frère d'étudier la théologie.

Dans ce roman choral à deux voix, Sue Monk Kidd met ainsi en perspectives les trajectoires chaotiques de ces deux femmes victimes d'ostracisme. Au-delà de la grande finesse psychologique que cette alternance de narration suppose, c'est aussi un remarquable exercice de style auquel se livre ici l'auteure, parvenant à donner à chaque personnage sa propre voix, à la fois unique et parfaitement identifiable. Chaque mouvement de narration s'accompagne ainsi d'un changement dans la manière de raconter les évènements et de retranscrire les émotions. Et même lorsqu'elle se fait la voix de Hetty, dont l'éducation et le vocabulaire ne lui permettent pas de jouer avec les subtilités et les libertés de la langue, la plume de Sue Monk Kidd est capable de fulgurances stylistiques et de véritables moments de poésie.

On pourra certes reprocher certaines faiblesses à ce récit mêlant avec brio petite et grande Histoire. Pour accentuer la force de son propos, l'auteure cède ainsi parfois à un symbolisme excessif, faisant perdre à sa démonstration de sa subtilité. Il serait néanmoins cruel de s'arrêter à ces petites maladresses, tant elles paraissent bien insignifiantes au regard de ce roman historique époustouflant, à la fois remarquablement documenté et magistralement orchestré !

Je remercie Babelio et les éditions JC Lattès pour cette belle découverte!
Lien : https://lectriceafleurdemots..
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