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Critique de Dandine


Je suis charme. Je dois comptabiliser le charme de ce livre en etoiles? Il me faut d'abord enumerer ses merites.

Sa prose. Comme son titre. Un jardin de phrases exuberantes, ou fleurissent des mots de toutes les couleurs, enbaumant les pas du lecteur qui le traverse, fascine, grise par ses fragrances. Et au detour d'une allee, sans avertissement prealable, des fleurs se fanent, s'effritent, et dans la bouche du lecteur un gout de cendres.

Son contenu. La force de ce qu'il conte, de ce qu'il etale, de ce qu'il evente. Le debut du livre est proustien, le narrateur, attendri, se rememorant sa relation emouvante et quelque peu troublante avec sa mere. Ce sont ses premieres annees, celles du bonheur insouciant. Mais bientot il prend conscience du pere, dont la presence dans le recit met tous les autres dans l'ombre. Il n'y est pratiquement plus question que de lui. Il accapare l'oxygene, et aux autres de retenir leur respiration. Un pere phenomene, ecrivain encyclopediste, redacteur d'un indicateur de chemins de fer qui finit par englober toutes les connaissances, humaines et suprahumaines, sur toutes les destinations, actuelles et futures. Un pere qui dans sa frenesie mene la famille a la ruine. Un pere qui fonce vers la demence, prophete meconnu, ivrogne braillard et egoiste qui part pour des semaines et des mois sans rendre comptes a sa famille. Un pere mythique. "Et cet homme dont le regard brille d'un eclat incense et qui leve les bras au ciel, c'est mon pere, prophete pecheur et faux apotre" [...] "Il se redressait et se mettait a chanter d'un ton plaintif, lucide et inspire, genie pantheiste dont la langue et la parole devenaient le verbe divin, le cantique des cantiques". Il l'aime? Oui, meme s'il a tot fait de le demystifier: "Et voici enfin mon pere hors du drame et de la farce dont il a ete l'auteur, le metteur en scene et le principal acteur; le voici en dehors de tout role, simple mortel, chanteur celebre sans l'orgue de sa voix, sans le pathetique de ses gestes, genie endormi, oublie de ses muses et de ses deesses, clown sans masque et sans faux nez...".

Le pere part et revient. Disparait et reparait. Mais la deuxieme guerre mondiale sevit et le pere est juif. De son ultime disparition le narrateur nous donne en quelques lignes un rapport poignant justement par sa reserve: "Apres cette rencontre mon pere nous laissa longtemps sans nouvelles. Sans aucun doute il voulait effacer l'impression penible qu'il nous avait laissee, racheter les suites de sa mauvaise attitude et de son inconsequence. Il ne nous envoya qu'une lettre, quelques mois plus tard. Cette lettre, ou plutot ce simple morceau d'enveloppe, il l'avait jete d'un wagon plombe; celui qui la trouverait etait prie de bien vouloir la transmettre a l'adresse indiquee". C'est avec la meme reserve que nous sommes succintement informes des affres de la guerre : "L'annee ou mon pere s'en alla, l'automne arriva sous le signe d'un silence de mort, epais et gluant, sous le signe de la faim tranquille, des soirs nostalgiques et des incendies de villages".

Le narrateur connait la realite de la shoa mais ne peut s'y soumettre. Sans arret il croit revoir son pere, par hasard, au detour d'un chemin. "Tantot deux ou trois ans se passent sans qu'il donne la moindre nouvelle, tantot il se manifeste trois ou quatre fois par an, a petits intervalles. Parfois, il arrive deguise en touriste de l'Allemagne de l'Ouest, en culotte de cheval, et fait mine de ne pas savoir un seul mot de notre langue". Il ne peut, il ne veut pas penser l'impensable.

La disparition du pere chamboule le narrateur et chamboule la narration. Celle-ci revient vers la mere, elle revient vers les reves, les cauchemars qui l'aissaillaient petit enfant. Chaque nuit est une petite mort. Puis il y a ce que je percois comme un essai de continuer le pere, de supplanter le pere: "Un soir d'automne comme les autres (j'avais onze ans), sans la moindre preparation, sans que rien l'eut laisse prevoir, sans signes du ciel, avec une etonnante simplicite, survint dans notre maison Euterpe, la muse de la poesie lyrique [...] un rythme universel et grandiose fremissait en moi et des paroles sortaient de ma bouche comme de celle d'un medium parlant hebreu [...] semblables a celles des barcarolles que chantait mon pere [...] toute cette ballade lyrique et fantastique, cet authentique chef-d'oeuvre d'inspiration consistait en ces quelques mots disposes dans un ordre ideal et impossible a reproduire : recif de corail, instant, eternite, feuille, et en un mot tout a fait incomprehensible et mysterieux: plumasserie. Fou de terreur, je restai assis un instant, recroqueville sur mon coffre, puis je declarai a ma mere, d'une voix brisee par l'emotion: J'ai ecrit une poesie".

Le narrateur, Andi Sam, est un peu, beaucoup, l'alter ego de l'auteur, Danilo Kis. Le pere de Kis, qui passa un temps dans des asiles d'alienes, finit a Auschwitz. Et le petit Danilo est devenu avec le temps un grand poete en prose. Dans Jardin, cendre il decrit une enfance racontee par un adulte, saisie par les yeux de l'enfant ou le reel et l'imaginaire, le fantastique, se melangent, et racontee avec un zeste d'ironie et un humour des fois un peu triste par un adulte, qui sait dans quelle circonstances historiques s'est deroulee cette enfance. Le regard est ingenu, la voix est mure.

J'ai tarde a venir a Danilo Kis. Erreur. Je ne vais pas tarder a me plonger dans ses autres oeuvres.

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