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Critique de AnnaCan


« A première vue, les romans et nouvelles de Kundera sont assez inoffensifs. Il serait donc possible de les lire comme de bonnes histoires, sans plus. Sauf que le lecteur ne peut échapper à une certaine perplexité ni à la conscience d'être en présence d'un récit grinçant, illusoire, truqué. »

François Ricard

Grinçant, illusoire, truqué…tous les récits de Kundera procèdent à une mise à nu, dépouillant les événements et les êtres de leur réalité ou de ce qui en tient lieu, afin d'en révéler le caractère factice et trompeur. La valse aux adieux, avec son unité de lieu et son décor de carton pâte — une ville d'eaux dans la Tchécoslovaquie communiste — sa déclinaison sur cinq journées et ses personnages automates se croisant, se heurtant et s'accouplant en une ronde qui donne le vertige, en est l'illustration particulièrement virtuose.
Le lecteur croit d'abord être en présence d'une intrigue assez anodine qui n'évite pas certains clichés : Un sémillant trompettiste à succès aimé d'une femme d'une beauté bouleversante et d'une jalousie maladive, multiplie les conquêtes d'un soir. Une jeune infirmière mesquine et opportuniste utilise sa grossesse non désirée comme instrument de chantage. Un gynécologue débonnaire et humaniste dévoue sa vie à l'infertilité des couples mariés. Un ancien prisonnier politique convaincu de sa supériorité morale jette sur la masse de ses congénères un oeil amusé et désabusé … etc…
Sauf que derrière la mine conquérante du séduisant trompettiste se cache un couard qui se liquéfie de terreur à l'idée que sa femme puisse apprendre qu'il en a engrossé une autre.
Sauf que derrière la face obtuse de l'infirmière se niche une fille douce, incandescente prête à éclore sous les caresses d'un homme qui sait aimer les femmes.
Sauf que sous son air de doux rêveur et d'homme dévoué à une juste cause, le gynécologue pourrait en réalité cacher de dangereux projets eugénistes.
Sauf que la prétendue grandeur d'âme de l'ancien prisonnier politique se révèle être un leurre, l'habillage d'un cynisme sans rémission : l'homme valeureux, version parodique du Raskolnikov de Crime et châtiment, est un assassin comme tous les hommes :
« Et de nouveau il se souvint qu'il avait glissé du poison dans le tube de médicaments d'une inconnue et qu'il était lui-même un assassin. (…) Et il songea qu'il n'avait lui-même aucun droit privilégié à la grandeur d'âme et que la suprême grandeur d'âme c'est d'aimer les hommes bien qu'ils soient des assassins. »

La fascination qu'exerce sur moi cette oeuvre unique insidieusement subversive, dont les réflexions philosophiques et existentielles se mêlent avec un naturel et une élégance rares à une intrigue parfaitement maîtrisée, est exactement la même qu'il y a vingt ans. Amusée, subjuguée, inspirée, perplexe mais aussi attendrie et émue, je me coule dans les textes de Kundera avec la promesse renouvelée d'être presque à coup sûr conquise. Si ses livres sont dominés par une ironie mordante traduisant une vision du monde et de l'humanité radicalement désenchantée avec laquelle je me sens profondément en accord, ils sont régulièrement traversés par des fulgurances qui ont le pouvoir de m'émouvoir aux larmes. Je crois n'avoir jamais lu de pages plus bouleversantes sur la mort d'un chien, fidèle compagnon des jours heureux, que celles qui clôturent L'insoutenable légèreté de l'être, ni n'avoir souvent rencontré des propos aussi justes pour évoquer l'amour, la beauté ou les douleurs de l'exil.
« La veille encore, il pensait que ce serait un instant de soulagement. Qu'il partirait d'ici avec joie. Qu'il quitterait un lieu où il était venu au monde par erreur et ou, en fait, il n'était pas chez lui. Mais à cet instant, il savait qu'il quittait son unique patrie et qu'il n'y en avait pas d'autre. »

Je crois qu'existe la conviction chez Kundera que même les sentiments les plus forts, les plus intenses, sont précaires car adossés à une fiction, ou plutôt à des fictions, celles dont nous tissons nos vies et qui, tôt ou tard, se désagrègent et tombent en poussière. Cela n'enlève rien à la profondeur ou à la réalité de nos sentiments : ce que nous éprouvons, nous l'éprouvons intensément dans notre âme et dans notre corps. Mais rien de ce qui les suscite n'est amené à durer, rien de ce qui les provoque n'est véritablement réel, ou plutôt le réel, sans cesse remodelé par notre imagination, est un objet fuyant, intangible et inconstant.
Ainsi Jakub dans La valse aux adieux, qui dédia toute sa jeunesse à l'engagement politique, s'interroge non pas même sur le bien-fondé d'un engagement qui faillit lui coûter la vie et qui le pousse à présent sur le chemin de l'exil, mais sur la réalité même de l'objet de son combat :

« Il croyait toujours écouter le coeur qui battait dans la poitrine du pays. Mais qui sait ce qu'il entendait vraiment? Était-ce un coeur? N'était-ce pas qu'un vieux réveil? Un vieux réveil au rebut, qui mesurait un temps factice? Tous ses combats politiques étaient-ils autre chose que des feux follets qui le détournaient de ce qui comptait? (…) Et s'il avait vécu dans un monde entièrement différent de ce qu'il imaginait? Et s'il voyait toute chose à l'envers? »

Ainsi la jeune et belle Kamila, dont la jalousie obsessionnelle, tel un phare dardant ses rayons intenses sur son époux infidèle, fait de lui un être unique parmi la multitude des autres hommes, s'interroge sur ce qu'il restera de son amour si ce phare (fabriqué par son imagination) venait à s'éteindre.
« Était-ce vraiment l'amour qui l'enchaînait à Klima ou seulement la peur de le perdre? Que restait-il de cet amour sinon la peur? Et que resterait-il, si elle perdait cette peur? »

Je remercie une fois encore mon indéfectible complice Bernard (@Berni_29) avec lequel j'ai aimé partager cette lecture stimulante, enthousiasmante et jubilatoire.

« Kundera ne détruit pas le monde avec fracas : il le défait pièce par pièce, méthodiquement et sans bruit, comme un agent secret. À la fin, rien ne s'écroule, aucune ruine ne jonche le sol, aucune déflagration ne se fait entendre, et les choses ne semblent nullement changées : vidées plutôt, factices, fragiles et frappées d'une irréalité définitive. »

François Ricard
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