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Critique de berni_29


Aimez-vous les villes d'eaux au charme suranné, aimez-vous leur clientèle féminine, fidèle, immuable, comme si ces dames lascives et désinvoltes, allongées sur le carrelage kitch d'un établissement de bain, appartenaient à jamais au paysage, finissant par lui ressembler, s'y fondre même ?
Dans le roman dont je vais vous parler, j'ai découvert la féerie désuète des villes d'eaux, ces lieux suspendus hors du temps. Ici des femmes qui ne peuvent pas avoir d'enfants espèrent trouver dans ces eaux thermales la fécondité tant attendue.
J'ai l'impression que les villes d'eaux se ressemblent toutes, surtout dans le début de ces années soixante-dix, dans la France de Pompidou, en Suisse, en Belgique, en Allemagne, tiens et pourquoi pas dans la Tchécoslovaquie de l'époque... Allons-y gaîment !
Tout part d'une histoire anodine. La première journée raconte un fait aussi simple que banal, que l'on pourrait presque attribuer au théâtre de boulevard : de passage dans une ville d'eaux pour un concert, un célèbre trompettiste, Klima, a rencontré une jolie infirmière, Ruzena, et a couché avec elle, avant de repartir pour la capitale et de l'oublier aussitôt. Mais l'infirmière le relance, lui téléphone, en se déclarant enceinte de lui.
Le musicien panique aussitôt, car il craint de voir s'écrouler son mariage avec la belle Kamila et cherche un moyen de se tirer de ce mauvais pas. Il décide alors de se rendre dans la ville d'eaux...
Vous en conviendrez, il vous faut bien plus que cela pour vous hameçonner à ce roman de Milan Kundera, supposé être son dernier avant qu'il ne s'exile en France en 1975, précisément à Rennes, je glisse cela au passage et très discrètement pour les amis bretons.
La lecture de la valse aux adieux pourrait déjà se suffire à cette seule intrigue ordinaire. Mais il y a bien autre chose et on peut lire ce roman de plusieurs autres manières.
Viennent alors d'autres personnages, comme si cela ne suffisait pas... Ils seront huit au total à entrer en scène.
Huit personnages en quête de sens, leurs trajectoires se croisent dans une même unité de temps, de lieu et d'action, tout se passe en cinq jours dans un savant entrecroisement d'intrigues, entrecoupé par le voyage d'un petit comprimé bleu presque inoffensif qui traverse le récit, rebondit de chapitre en chapitre jusqu'à ce que le rideau se referme...
Je ne vais pas vous les présenter tous, quoique certaines, ici ou là, - surtout là, vaudraient la peine qu'on s'y attarde de près...
Cependant, laissez-moi vous parler de ce formidable gynécologue, le bon Dr Streka, rêveur, idéaliste, humaniste oserais-je tenter, qui a une façon très particulière de régler les problèmes de stérilité de ses patientes.
Non, non, vous n'y êtes pas du tout...
« Guidée par le seul désir de perpétrer l'espèce, l'humanité finira par s'étouffer sur sa petite terre. »
Un personnage se détache peu à peu, au-dessus de la mêlée, celui de Jakub, prisonnier politique récemment libéré, c'est un homme épris d'une sagesse grave, pessimiste, dont je ne serais pas étonné qu'on vienne me chuchoter à l'oreille, - mais pardi ! qui donc vient ici me le chuchoter à l'oreille ? - que l'auteur y a peut-être mis un peu de lui. Dissident à quelques heures de l'exil, il traverse le récit avec une sorte de hauteur crépusculaire, presque christique.
Tout se tient dans ce petit territoire désuet à souhait aux allures d'un royaume en fin de règne. Milan Kundera en fait un lieu romanesque, un monde à part où les personnages ne correspondent pas forcément à l'image qu'ils offrent d'eux au premier abord.
Alors brusquement, c'est le grain de sable dans l'engrenage, tout déraille, tout s'accélère, tout échappe à l'ordre des choses, tout n'est que retournements de situations, rebondissements, quiproquos, imprévus...
Alors brusquement le récit se métamorphose en une histoire de dupes et de tromperies, de jalousies et de rancoeurs, tenu par un fil conducteur qui va couturer le destin de ces huit personnages.
C'est comme si les sources thermales étaient brusquement ensorcelées.
Le récit aux allures d'une farce romanesque débridée n'était peut-être qu'un prétexte pour nous raconter une autre histoire. Milan Kundera y invite alors la complexité tumultueuse du monde dans des scènes savoureuses, d'un cynisme à peine déguisé, oscillant entre la comédie et la tragédie.
Certes cela suscite un plaisir truculent et je ne m'en suis pas privé, mais j'y ai trouvé aussi autre chose...
J'ai trouvé dans ce roman construit en chassés croisés, pour ne pas dire en triangles amoureux multiples, quelque chose qui se tient à mi-chemin entre le théâtre de vaudeville, la farce grotesque et la fable philosophique du XVIIIème siècle.
Derrière le style léger, j'ai soulevé le rideau pour entrevoir le ton grave et peut-être que l'ironie qui s'invite dans le récit aide à mieux prendre en dérision l'envers d'un monde désincarné, en perdition.
C'est un territoire où certains personnages évoluent comme des fantômes, des survivants d'un monde en carton-pâte qui n'existe peut-être déjà plus. Ils sont à la fois désenchantés, touchants, ridicules dans ce simulacre d'histoire.
Derrière l'ironie on n'est jamais loin de la tragédie de l'humanité.
La valse aux adieux ressemble alors à une danse macabre.
Est-ce une satire politique, celle d'un régime totalitaire qui a malheureusement encore de beaux jours devant lui ? Ici une chasse à l'homme a été remplacée par la chasse aux chiens errants par des vieillards pitoyables et grabataires, parce qu'ils n'ont plus que des bêtes inoffensives désormais à faire plier sous le joug de leurs bâtons noueux...
Il me faut peut-être tenter de chercher la réponse dans les multiples thèmes abordés par ce roman complexe à bien des égards. Mais quels sont-ils ?
La nature de l'existence ?
L'ironie du destin ?
L'illusion ?
La fatalité ?
Le mensonge ?
Un Dieu qui n'existerait plus ?
Le hasard ?
Il y a dans ce roman une oscillation entre le désenchantement et le sacré. Quelque chose de biblique, comme si cette lumière bleue qui se promène tout au long du récit était autant l'expression d'une joie divine, paisible et douce qu'un feu follet assoiffé d'amour et de vertiges.
Il y a des parenthèses qui ressemblent autant à des respirations vers le ciel qu'à des trous béants vers les ténèbres.
Le hasard est sans doute le personnage principal du roman, - mince il y aurait donc un neuvième invité ? - le hasard et ses diaboliques enchaînements. Certes, il y a le hasard, mais il faut être prédisposé à accueillir ce hasard et à en faire quelque chose de possible, je le dis comme cela sans arrière-pensée, moi qui aime citer à tire-larigot cette fameuse citation de Paul Éluard depuis que je la connais : « Il n'y a pas de hasard, il n'y a que des rendez-vous. »
Ici Milan Kundera, qui ne recule devant rien, déboulonne des statuts sans concession, la maternité, la procréation, la fidélité, la vérité, la religion, l'espoir en un monde meilleur... La foi en l'humanité.
Dans sa vision cruelle du malheur, Milan Kundera nous livre alors une satire de l'humanité.
« le désir d'ordre est en même temps désir de mort, parce que la vie est perpétuellement violation de l'ordre. »
Je me suis alors demandé si la question de procréer ou d'avorter dans un monde totalitaire avait un sens. L'Histoire montre que dans ces régimes les femmes portent le lourd fardeau de la stérilité, comme un doigt accusateur.
« C'est pourquoi il est inutile de chercher le moindre argument rationnel dans la propagande nataliste. Est-ce la voix de Jésus qui se fait entendre, selon vous, dans la morale nataliste de l'Église, ou bien est-ce Marx que vous entendez dans la propagande de l'État communiste en faveur de la procréation ? Guidée par le seul désir de perpétuer l'espèce, l'humanité finira par s'étouffer sur sa petite terre. Mais la propagande nataliste continue de faire tourner son moulin et le public verse des larmes d'émotion quand il voit l'image d'une mère allaitant ou d'un nourrisson grimaçant. »
Par-delà la réflexion sur les régimes totalitaires, peut-être que Milan Kundera me donne envie de tenter cette question : qu'est-ce qui incite à vouloir un enfant dans un monde désenchanté, sans repère, sans futur...
Le style de Milan Kundera est très ironique dans cette vision du malheur et il ne faut à aucun moment y chercher une quelconque morale.
L'amour alors peut-être échappe à ce carnage subversif. L'amour et ses multiples formes qui peuvent sauver le monde, nous hisser vers la suprême grandeur d'âme, que nous soyons innocents ou assassins...
Je m'éloigne des dernières pages du livre, l'incandescence du désir de Ruzena n'est déjà plus qu'un lointain souvenir qui continue de fourmiller et brûler dans le ventre. Je suis tenté de suivre dans ses pas fugitifs l'ombre de Jakub qui ne se retournera pas une seule fois sur sa route, je le sais déjà et c'est mieux ainsi...
Voilà ce que je peux vous livrer ce soir comme ressenti sur ce roman autant truculent qu'énigmatique, dans sa perplexité grisante auquel je n'ai pu échapper.
Mais bon sang, où ai-je mis ma petite pilule bleue ?

Je remercie une fois encore ma fidèle complice Anna (@AnnaCan) avec laquelle j'ai cheminé dans cette lecture inspirante et jubilatoire. Sa connaissance approfondie de l'univers littéraire de l'auteur fut un élément riche et déterminant dans ce chemin partagé.
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