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Critique de MarcelineBodier


"George devinait la manipulatrice extrême, de celles qui lisent dans le caleçon des hommes pour en deviner les faiblesses". Virginie Despentes ? Non. Patrick Kurtkowiak. Un homme, dont les textes me font furieusement penser à ceux de l'auteure de Vernon Subutex... mais pourquoi ?

Danger, verglas est un court recueil de cinq nouvelles, un format différent de celui de prédilection de Virginie Despentes. le thème ne ressemble à aucun de ses romans non plus, encore que le titre soit une métaphore qu'elle ne dédaignerait pas : dans ces nouvelles, il fait toujours beau, on se rend même sous les tropiques, et personne ne glisse sur la moindre plaque de verglas... mais tout le monde se casse la figure sur les pièges de son destin.

Et il y est crûment question de sexe, à toutes les pages. Nous y voilà : ça, c'est un vrai point commun avec Virginie Despentes. D'autant plus que les deux auteurs s'écartent des stéréotypes, chacun à leur façon. Virginie Despentes s'en écarte en imaginant toutes les situations - toutes les sexualités, toutes les distributions des rôles. On peut tout autant croiser un personnage féminin loser à l'histoire complexe comme dans Bye bye Blondie, qu'un personnage féminin fort et aux caractéristiques habituellement masculines comme La Hyène, dans Apocalypse bébé puis Vernon Subutex. Chez Patrick Kurtkowiak, c'est moins évident, et pourtant il me semble qu'il s'écarte tout autant des stéréotypes parce ni hommes ni femmes n'ont le beau rôle, personne ne sort jamais gagnant de l'usage qu'il fait du sexe. Les hommes sont menés par leur sexe, qui les mène à leur perte : dans la nouvelle le plus beau métier du monde, Michel perd la tête pour une maîtresse cupide, mais somptueusement dotée par la nature et vivant de ses charmes. Les femmes dominent souvent les hommes ou du moins se jouent d'eux, de leur crédulité, mais leur seule arme est le sexe : dans La saveur de la vanille, Sandra piège celui qu'elle pense être un riche mari avec la saveur vanille de sa peau pendant l'amour.

Alors certes, l'un étant une femme et l'autre un homme, les deux auteurs ne parlent pas de sexe de la même façon et ne l'intègrent pas de la même manière dans leurs textes. Mais cela ne doit pas occulter les points communs : tous deux intercalent des références, des pensées, des actes sexuels, aussi souvent qu'ils y penseraient ou qu'ils se produiraient dans la vie. D'ordinaire, nous sommes habitués à traiter les pensées à connotation sexuelle comme des pensées intrusives, et à ne pas raconter notre journée en disant "j'ai raté mon train parce qu'on a fait l'amour avant de partir" ; que ce soit dans la vie ou dans les livres, nous sommes habitués à une censure spontanée. Ces auteurs ne sont certainement que peu différents de nous dans le fond (la psychanalyse l'a abondamment montré), mais dans la forme, ils n'appliquent pas de censure, voilà tout.

Mais de quoi ce commun rejet est-il la traduction ?

Je pense qu'il est la traduction d'une primauté de l'expérience du corps, de l'expérience vécue. Certes, l'écriture est une abstraction. Mais celle de ces auteurs ne provient pas en premier lieu des idées, des pensées, des fantasmes, bref de tout ce qui fait l'imagination ; elle vient d'abord du corps, elle colle d'abord aux signaux qu'envoie leur corps, aux perceptions de leurs cinq sens. Et les émotions en sont les conséquences. C'est l'inverse d'une écriture introspective qui, elle, part du monde intérieur, communique d'abord les émotions, les liens ressentis avec les autres, et s'incarne éventuellement dans un corps. Prenons un exemple chez Patrick Kurtkowiak, tiré de la nouvelle Un gendre idéal :

"Quant à Henri, son beau-père... Vise un peu le portrait ; épais, courtaud, l'oeil vif et le teint rougeaud ; des battoirs lui tiennent lieu de mains, ongles rongés cependant ; le cheveu gras, mal peigné ; perpétuellement en rut, l'animal ; le gonze portait sur son visage les stigmates du jouisseur : à un détail près, car il était beaucoup plus fin que ce que sa trogne montrait".

C'est à la fin du paragraphe qu'on apprend que l'homme est fin - donc intelligent, capable de raffinement -, et jouisseur. Ça, on l'avait deviné en lisant sa description, mais ce n'est nommé qu'à la fin car la démarche de l'auteur, c'est d'abord d'observer, puis de déduire, puis de conclure. Observer, c'est-à-dire tout observer, même ce que la bienséance ordonnerait pourtant de taire ou de rendre implicite. Alors que dans un écrit introspectif, on aurait un paragraphe inversé : l'auteur donnerait d'abord son impression, celle de rencontrer un homme complexe, à la fois fin et jouisseur, et il creuserait cette impression, au besoin en établissant des comparaisons avec un souvenir ; puis il rechercherait les caractéristiques physiques contradictoires qui viendraient en illustration de son impression. Et, selon son envie, il trouverait un équivalent pour le côté "perpétuellement en rut" : ce serait secondaire.

Cela signifie que finalement, mon propos n'est pas la place du sexe en littérature, mais plutôt, ce que révèle une place prépondérante accordée aux allusions sexuelles : elle révèle une écriture qui vient du corps. Et si l'écriture vient du corps, alors cela a aussi pour conséquence que même quand ses écrits ne sont pas autobiographiques, l'histoire personnelle de l'auteur les imprègne. Virginie Despentes a raconté dans King kong théorie que sa vie ne pouvait pas ne pas tourner autour du viol dont elle a été victime ; dans Sexy sixties, mon doux chaos, Patrick Kurtkowiak a raconté son voyage au bout de l'Orient et son retour, "Clochard Céleste" de la "beat generation" dans les années 1960, et cette expérience imprègne tout ce qu'il écrit.

Alors Patrick Kurtkowiak est-il la version masculine de Virginie Despentes ? Non : il est Patrick Kurtkowiak ! Il a écrit des nouvelles, une autobiographie, auto-édités dans la même maison que la mienne, Librinova, ainsi que d'autres textes disponibles sur internet ; si ses écrits sont plus brefs, c'est en bonne partie parce qu'il s'attarde moins que Virginie Despentes sur les conséquences émotionnelles de ce qu'il raconte. Elles sont en quelque sorte implicites, ce qui laisse libre cours à l'imagination du lecteur, facilitée par une écriture très imagée et très évocatrice. Mais cela n'empêche pas qu'en le lisant, on en apprend plus sur soi car on peut décider si on est du côté de ceux qui, comme Virginie Despentes ou lui, écrivent au rythme de ce qu'ils ressentent, ou du côté de ceux ne peuvent ressentir pleinement que ce qu'ils ont d'abord écrit. De quel côté êtes-vous ? Pour le savoir, lisez Danger, verglas !
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