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Critique de Satyasaibaba


J'ai pris du temps à lire ce livre. Non par ennui, mais plutôt par besoin. Pour en pénétrer tous les arcanes, pour éprouver sa densité, pour vivre chaque ligne. Il y a des moments de grâce que l'on veut prolonger, de magnifiques millésimes que l'on déguste jusqu'à la lie. “Troisièmes noces” en fait partie.

Star en Flandre, dramaturge étranger le plus joué en Allemagne et aux Pays-Bas, Tom Lanoye était jusqu'il y a peu complètement inconnu au sud de son pays (la Belgique). Tout simplement parce que rien de son impressionnante bibliographie (poésie, théâtre, critiques, romans, essais) n'avait jamais été traduit en français. Flamands et Wallons vivent côte à côte, mais la barrière de la langue dresse entre eux un mur de Berlin savamment entretenu de part et d'autre par quelques relents communautaristes nauséabonds qui compliquent depuis toujours l'histoire de mon pays. Grâce à la ténacité et au talent de l'écrivain et traducteur Alain van Crugten, nous (les francophones) avons enfin accès à l'une des plus belles perles de notre belgitude. Lire Tom Lanoye, c'est un voyage sans fard dans la Flandre profonde d'hier et d'aujourd'hui. N'en déplaise à certains revendiquant un régionalisme exacerbé, c'est aussi un voyage sans fard dans les tripes de la Belgique.

Des trois livres de Tom Lanoye qui sont entrés dans ma bibliothèque, celui-ci est le premier à ne pas être autobiographique. le pitch l'est pourtant. Homosexuel notoire, Tom Lanoye a un jour été contacté, probablement vu son homosexualité rassurante dans ce cas précis, par quelqu'un d'un peu louche qui lui a demandé, contre une importante somme d'argent, de faire un mariage blanc avec sa copine africaine, histoire de permettre sa régularisation : “Vous vous mariez avec elle, vous habitez avec elle, vous vivez avec elle, mais touchez un cheveu de sa tête et je vous massacre”. Cette première phrase du livre est, aux dires de l'auteur, tout à fait authentique. Dans les faits, l'homme Lanoye a refusé la proposition. Mais pas l'écrivain ! Troisièmes noces est ce qu'en a fait son incroyable imagination.

Marteen Seebregs qui, s'en trop savoir pourquoi, accepte le mariage blanc - avec une noire (la langue a parfois de ces étrangetés !) – est un quinquagénaire homosexuel revenu de tout. Son compagnon, Gaétan, est mort quelques années plus tôt; sa mère est morte en le mettant au monde et il n'a plus vraiment de contact avec ce père maladroit qui n'a jamais accepté son homosexualité. Malade, au chômage, pas trop à l'aise financièrement (mais tout de même propriétaire d'une maison classée art déco à Anvers), il a tout du misanthrope.
Mini-jupe, talons aiguilles, cheveu court et moue boudeuse, la Tamara qui débarque dans la maison et dans la vie de Marteen est quant à elle l'incarnation insolente de la jeunesse, de la force et de la beauté africaine. Son arrivée signe le début de fiançailles improbables : celles de la jeunesse et de la vieillesse, de la naïveté et du cynisme, de l'espoir et du désespoir, de l'Afrique battante et de la vieille Europe usée jusqu'à la corde. L'évolution de cette confrontation nourrira toutes les pages du livre, tantôt vive, tantôt touchante, tantôt burlesque. Comme deux êtres qui lentement s'apprivoisent.

Le récit s'articule autour d'une succession de longs plans-séquences. Chaque chapitre est une scène d'une incroyable précision narrative qui prend le temps de donner à lire tout ce qu'elle recèle. de page en page, le lecteur navigue en quelque sorte entre cinéma (pour le décor, les tableaux, les introspections) et théâtre (pour les dialogues). Et tous les thèmes y passent : la maladie, la mort, le sexe (consenti, payant ou solitaire), l'amour qui s'étiole, le temps qui fout le camp, les familles qui n'en sont plus, les étrangers parqués dans des centres fermés, la violence verbale et physique, la sordidité de la bureaucratie sociale, le regard des autres. le phrasé est percutant – Tom Lanoye a l'habitude d'appeler un chat un chat – aussi fluide et éblouissant qu'une lumière en plein midi. La lumière justement ! Tom Lanoye en fait un personnage à part entière de son roman. Et pour cause. Ce fut autrefois le métier de Marteen lorsqu'il travaillait encore dans l'industrie nationale du cinéma. C'est lui qui composait la lumière sur les plateaux. En tant que narrateur, toutes les scènes qu'il décrit le sont donc sous ce prisme lumineux qui rend si bien hommage aux ambiances et atmosphères des villes et campagnes du nord de la Belgique.

Quelques très belles pages du livre sont consacrées aux poètes des pierres japonais auxquels Marteen s'identifie par la quête des lieux de tournage qui fut la sienne tout au long de son parcours professionnel. Les poètes des pierres, maîtres des cailloux parcouraient tout le Japon à la recherche de pierres aptes à orner le petit jardin de rocaille de leur souverain. Leur talent consistait à voir la beauté là où d'autres voyaient des morceaux de roche et à trouver la pierre qui n'allait pas mettre en péril l'harmonie du jardin en question. S'ils trouvaient dix pierres dignes d'une place d'honneur dans ce fameux jardin, ils considéraient leur vie comme réussie. Je conclurais en disant que Troisièmes noces est probablement à la littérature belge ce que furent ces pierres parfaites dans les jardins des empereurs japonais.

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