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Critique de Antyryia



On dit souvent que la réalité dépasse la fiction.
Je ne sais pas si les faits divers de ce genre sont courants, ils existent bel et bien en tout cas, et aussi inconcevable et suffocante que soit l'histoire relatée par Agnès Laurent, elle n'est pas le fruit de l'imagination détraquée d'une auteure voulant choquer.
Une version bien pire encore est au moins arrivée dans le Nord en 2010, dans la commune de Villers-au-Tertre. Je me souviens d'avoir été effaré par ce scandale défiant l'imagination, jugeant et condamnant sans chercher à les comprendre l'atrocité des faits.
Ne vous intéressez-y bien sûr que si vous avez déjà lu le roman.
Je ne me suis souvenu de cette histoire bien réelle qu'une fois la révélation finale faite dans le roman. Je ne l'avais vraiment pas vue arriver, et ça n'est pas faute de m'être interrogé et d'avoir envisagé de très nombreuses possibilités.

Agnès Laurent ne se contente pas d'écrire un roman noir en réécrivant à sa façon une affaire hors-norme. Au contraire elle cherche des raisons, elle explique la vie passée et présente de ce couple mal assorti mais amoureux que forment Christelle et Guillaume Dumont, parents de deux petites filles. Elle creuse dans leur vie pour en extraire leurs personnalités, leur quotidien, toute leur psychologie.
Ce sont vos voisins.
Lui est comptable, il a de longues journées professionnelles et a besoin de retrouver un peu de calme quand il rentre chez eux. Elle tient la maison, s'occupe des enfants, du ménage. Elle s'ennuie parfois et serait plus heureuse si son conjoint lui accordait davantage d'attention en rentrant.
"Longtemps, elle a trouvé confortable cette vie à deux sans dispute. Aujourd'hui, elle en perçoit les limites. Ils se sont perdus dans le silence."

Rien de bien méchant en apparence donc et pourtant je me suis tout de suite senti oppressé. C'est un lecture que j'ai faite en apnée, en suffoquant, en prenant souvent des pauses. Je suis pourtant peu impressionnable, et rien ne fait peur à proprement parler.
Si le roman est aussi glaçant, c'est parce que plusieurs facteurs ont cependant joué : Celui de me retrouver dans la peau d'un voyeur d'abord. La finesse des points de vue, le caractère travaillé de Christelle et de Guillaume : ces personnages sont devenus très réels à mes yeux et même si j'avais envie de savoir ce qui s'était passé j'avais aussi le sentiment que ça ne me regardait pas, que ma curiosité avait quelque chose de malsain.
D'emblée, on sait que ce récit concentré sur douze heures va mal se terminer. Christelle aura un très grave accident de la route alors que, partie de Sète, elle tentait de rejoindre Paris. Elle ne commence pas non plus sous les meilleures auspices pour Guillaume, arrêté avant de se rendre au travail par les gendarmes. Il ne sait absolument pas pour quel motif, il n'a rien fait de bien répréhensible, et de toute évidence il est sincère.
"Je ne sais pas quoi vous dire. Je suis perdu."
"Il s'agit juste d'une épouvantable erreur."
Le lecteur comprend qu'il s'agit d'évènements très graves, d'une tragédie dont se délectent les médias, mais de quoi peut-il bien s'agir ? N'y a-t-il pas erreur sur la personne ? Difficile d'imaginer les Dumont, tellement effacés, impliqués dans le grand banditisme ou torturer de jeunes gens dans leur cave.
Mais la plus grande cause de mon angoisse, c'est indéniablement le choix de la narration. C'est un roman choral à l'impressionnante multiplicité de points de vue. Suivant un déroulé chronologique des évènements, l'auteure nous fait notamment vivre l'interrogatoire acharné d'un Guillaume plus que déboussolé. Christelle ne sera longtemps regardée que d'un oeil extérieur : La voisine, la banquière, le garagiste, les femmes de ménage, la belle-soeur. A ces personnes qu'elle rencontre pour la première fois, qui ont un regard totalement neutre sur cette femme se mêlent ainsi celui de vagues connaissances qui ont tous leur point de vue approximatif, vrai ou faux, mais qui ne peuvent s'empêcher d'avoir leur opinion, leurs déductions. Les proches de Christelle sont du même acabit. Ils ont leur avis, ils l'ont côtoyée, ils ne la connaissent pourtant pas. Et au fur et à mesure de ces chapitres où parallèlement on vit la fuite de cette maman, prête à abandonner ses filles, le portrait de cette mère en apparence insignifiante s'épaissit et l'on s'aperçoit qu'elle est bien plus complexe que ce que les apparences pouvaient laisser penser. Que même un mariage relativement heureux ne suffit pas à combler la solitude.
"Elle n'était rien qu'une mère, une épouse, une voisine serviable."
Et puis Rendors-toi, tout va bien prend aussi à la gorge par son écriture d'une autre façon : Par son absence de dialogues. A l'exception de deux ou trois chapitres où, le temps d'une page, les gendarmes tentent de faire cracher le morceau à Guillaume au travers de questions intimes et gênantes, tout est intériorisé. Les chapitres sont courts mais on n'est pas dans un thriller, on veut savoir autant qu'on a peur de connaître la vérité alors on ingurgite doucement chaque nouvelle ombre dansant autour de ce couple, chaque parcelle de vie, chaque avis. Ce ne sont pas des révélations, ce sont des coups de pinceaux sur la toile qui nous dévoilent une vue d'ensemble de plus en plus étoffée.
Et sombre, bien entendu.
Les phrases sont souvent brèves et percutantes, laissant un instant songeur avant d'attaquer la suite.

Quand vous connaîtrez la fin de l'histoire, il sera trop tard pour faire marche arrière. Les personnages n'ont pas un charisme fou mais ils souffrent, et on a partagé cette douleur et cette incompréhension le long de leur vie, le long de cette journée sur l'autoroute. L'empathie est là désormais. Et même le plus révolté comprendra mieux comment on peut en arriver à de telles extrémités. Pas question d'accepter mais de suivre les méandres de l'esprit humain et de ses raisonnements les plus fous.

Rendors-toi, tout va bien.
Ce doux titre prendra toute sa signification à la fin du livre.
Moins quand vous aurez des insomnies tant cette lecture vous hantera.
Style impeccable, histoire implacable à la fin inexorable, rares sont les auteurs qui m'auront laissé avec une telle impression de suffoquer. de me lacérer mes entrailles.
Pas parce qu'il se complaît dans la monstruosité, c'est même tout le contraire, mais parce qu'il est profondément ancré dans une réalité qui dépasse l'entendement, bien plus que d'autres romans noirs que j'ai pu lire par le passé.
Par contre, ce malaise, je ne le rejette pas. Il est au contraire tout ce que je recherche en tant que lecteur.
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