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Critique de Anne_Orac


C'est ma dernière lecture que j'offrirais bien à l'humanité toute entière, juste pour en entendre encore longtemps parler, et en rêver non pas comme d'une "utopie" de fiction arrachée à tous nos crimes futurs, même si elle est très réaliste de ce point de vue également, mais d'une nécessité absolument raisonnable, et surtout tellement désirable envers ce qui pourrait advenir... (mais qu'on ne s'y trompe pas : l'auteur évoque aussi un long et très douloureux "âge des camps" avant d'en arriver là !)

Dans un style toujours aussi limpide et clair comme le jour, il nous raconte une vie faite de multitudes de possibles. Multitudes de métiers et de moyens de les apprendre, de connaissances et de moyens de les exercer, de rôles sociaux et de moyens de les incarner, d'amours et de moyens de s'y engager etc..., qui sont autant d'expériences d'un commun post-post-apo avec ses nouveaux contre-usages de la propriété.

L'utopie mérite son nom avec un grand E dans l'exhaustivité des thèmes abordés, des plus systémiques aux plus singuliers, qui souvent se rejoignent dans le flux des expériences ou dans la bouche de personnages lumineux, à travers des axiomes tels que : "le travail c'est de l'amour, et l'amour c'est du travail".

Nul besoin d'antihéros ni de grand vilain avec une telle apocalypse de la pensée. C'est une immense exploration mais on va toujours à l'essentiel avec Umo à la première personne, qui nous guide dans son existence sans injustice sociale ni contrainte financière individuelle, à la merci de lois qui l'obligent à assumer et à exercer sa liberté infinie dans ce commun sociétal auquel il doit tant. Son histoire à lui est aussi exceptionnelle qu'anodine, aussi engagée que dégagée de la vie urbaine et politique, parfois longtemps dans l'un ou l'autre de ces modes et de ces lieux, parfois dans des interstices, mais toujours avec passion. On le suit, voilà tout, et c'est déjà très merveilleux.

La lecture est légère, facile au point que des enfants ou des ados pourraient aimer certains passages, rêver aussi de cette école sans pressions, ou de l'anecdote de Ulf dans un bras de rivière... L'utopie sait se faire conte philosophique, aventure à part entière.

Mais la grande magie de cette fiction, c'est surtout qu'il n'y en a pas ; du moins aucune autre que nous ne puissions déjà imaginer aujourd'hui dans un futur sans dieux ni extra-terrestres, ce qui ne devrait pas laisser une grande marge à l'optimisme... Mais envisagez un instant que tout cela soit derrière nous, que d'écocides en génocides, une idée ait émergée du fond des enfers, et que des êtres humains en soient sortis assez nombreux et assez éprouvés pour se mettre d'accord sur la cause et l'origine première de cette Histoire infiniment reproduite dans ses modes de fonctionnements désastreux.

Cette idée fondatrice, c'est l'affirmation que les êtres vivants et les choses matérielles ne doivent appartenir à personne en dehors de leurs usages, communs et réciproques. Ces humains là ont fait le pari qu'une fois libérés de la possession et de l'accumulation pour elle-même, les nécessités se déploieraient naturellement sur le mode de la bienveillance, à toutes fins utiles.

Pour émerger des enfers, ces hommes et ces femmes du futur ont donc décidé de mettre fin à la propriété en tant que pouvoir et moteur des existences humaines ; voici pour le background anthropologique de cette société qui nous est racontée plus tard, une fois l'apo-capitalisme consommée (à tel point que la notion historique de "propriété" donne bien du fil à retordre à ses chercheurs pour en saisir les logiques, et les sortir de l'obscurantisme ou de l'absurdité sous lesquelles elles apparaissent désormais à leurs contemporains).

Il n'y a pas de propriété mais il y a de confortables logements et des villes, et même d'assez grandes villes puisque ce nouveau monde a décidé de recycler tout ce qu'il pouvait à partir des matériaux de l'ancien. Dans ces lieux et ailleurs, mais pas partout pour limiter les impacts environnementaux de l'homme dans une zone bien définie (je laisse Ulf et Umo vous emmener au-delà, dans l'aventure que j'ai trouvée la plus troublante du roman), il y a des moyens de transports et des magasins, un système monétaire qui ne sert jamais à gagner plus d'argent, des cartes pour s'acheter à manger et se faire plaisir avec des restaurants, des meubles, des instruments de musique, des jeux de console ou des livres. Il y a des industries de manufactures et d'artisanats, des trains de marchandises, des entrepôts de distributions, des administrations et des ingénieurs, et quelques grands chantiers comme celui du démantèlement d'un gigantesque parc éolien offshore, ou la reconversion d'une centrale nucléaire.

Il y aussi des grades qui peuvent ou non déterminer un nouveau niveau de salaire lorsque quelqu'un le désire (B.Friot est dans la bibliographie de l'auteur), un réseau informatique et des ordinateurs portables individuels qu'on répare et qui durent plusieurs décennies, des écoles et des universités libres, et des potagers, beaucoup de potagers, de toutes dimensions et partout où on a décidé que ça serait possible, c'est à dire presque partout ! :D

Il n'y a pas de propriété, mais c'est donc autant de choix et de décisions pour les individus qui font usage de tout cela dans leurs existences. du plus global - les lois d'Antonia et des assemblées de citoyens tirés au sort pour 3 ans - au plus local - la cuisine ou le tableau des tâches d'entretient- , la propriété n'est plus mais les hommes et les femmes sont donc tenus de vivre dans "l'exercice" de cette multitude d'usages de leurs pouvoirs en tant que nécessité commune.

Il y a donc aussi des conflits, des incompréhensions, des tabous, des étapes difficiles (celle du première salaire à vie par exemple, vécue comme une responsabilité intimement lourde à assumer pour se justifier soi-même de son existence et de ses besoins matériels dans ce commun), et des aventures tragiques ou merveilleuses, au-delà et en-deçà de toutes ces frontières d'un "âge propriétariste" aussi lointain que menaçant.

On comprend vite que c'est aussi simple et aussi contraignant que ça en a l'air, comme dans n'importe quelle société humaine où il faut constamment composer avec des intérêts individuels multiples et des incompréhensions réciproques. Sauf que, lorsque ces décisions ne sont plus déterminées par les possessions de chacun et les statuts personnels qui en découlent, quelle peut donc être la "mesure" de tout cela ? Sans magie ni extra-terrestre, quelle ressource assez extraordinairement puissante et infinie pourrait permettre à tous ces pouvoirs de se déployer sans violence ?

Dans Eutopia, cette mesure est très vite annoncée et on la rencontre à tous les stades de la journée ou de la vie de chacun : c'est le temps. le temps est à la fois cette ressource trop illimitée à l'échelle de l'humanité, et trop limitée à l'échelle individuelle, pour qu'elle ne soit pas le premier corollaire, sinon la condition, au fonctionnement de ce nouveau monde post propriétariste. Dans Eutopia, "prendre le temps" est plus qu'une règle, c'est un devoir et un art de vivre, une valeur qui n'est pas dite mais expérimentée à chaque action et à chaque souffle qui l'inspire.

L'auteur d'Eutopia semble avoir consacré beaucoup de temps et beaucoup de travail pour nous offrir cette oeuvre de plus de 600 pages. Je me suis jusque là gardée d'en révéler l'une ou l'autre de ce qu'on pourrait appeler "intrigue" mais, pour conclure, je me sens finalement obligée de le faire un peu aussi : c'est une histoire d'amour, de travail et d'enfant, au sens le plus désirablement problématique de chacun de ces trois termes. Finalement, c'est une histoire qu'on devrait vouloir se raconter à l'infini, pour se souvenir d'un futur qui pourrait l'être.
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