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Critique de DragonLyre


À l'annonce de la mort imminente de son père, Mawat, l'Héritier du Bail, quitte la ligne de front au sud du pays d'Iradène pour rejoindre Vastaï, l'un des deux ports à veiller sur le détroit entre l'océan et la Mer d'Épaulement, dont les enjeux sont à la fois politiques et économiques. Pourtant, lorsqu'il parvient à la Tour du Freux en compagnie de son aide de camp Éolo, une surprise de taille l'y attend : le père de Mawat demeure introuvable et un usurpateur règne à sa place. Pire encore, le Bail n'ayant pas offert sa vie en sacrifice à leur dieu – le Freux – comme il est de coutume à chaque fin de règne, l'avenir de l'Iradène tout entier est compromis. le pacte est sur le point d'être rompu alors que le peuple en dépend pour repousser les envahisseurs et les protéger de la maladie.

Pour interagir plus facilement en gestes et en paroles avec leurs serviteurs, la plupart des dieux se choisissent une enveloppe charnelle, animale. Ainsi, le Freux d'Iradène a opté pour le corbeau. Mais chaque fois que cette enveloppe meurt, s'ensuit une période d'incertitude où le dieu peine à communiquer avec les hommes en attendant la naissance du prochain hôte. C'est sur cette transition instable à bien des niveaux qu'Ann Leckie a préféré concentrer son histoire.

Le pitch de départ repose grandement sur les préceptes du genre : un jeune héritier en prise avec des comploteurs, accompagné de son fidèle serviteur, parcourt un univers médiéval-fantasy pour récupérer ce qui lui est dû, et se heurtera de plein fouet aux ambitions d'autrui, dans un monde où chaque nation essaie de tirer la couverture à soi. Pour s'attirer les bonnes grâces des dieux et voir ses requêtes exaucées, les hommes ont recours à des offrandes, allant du lait aux fruits, du bétail au sacrifice humain. Ce postulat on ne peut plus classique n'empêche toutefois pas le roman de posséder son lot d'atouts.

Pour commencer, la plume d'Ann Leckie. Les phrases sont riches, travaillées, peaufinées. Il m'a fallu quelques pages pour m'habituer à la narration, car le style se révèle parfois alambiqué et une majeure partie se fait à la deuxième personne du singulier. Au départ, ce choix du tutoiement s'est avéré aussi étrange qu'audacieux, mais au fur et à mesure que l'autre moitié de l'histoire en « je » nous en apprend davantage sur l'identité du narrateur, il n'en devient que plus pertinent. Ce que j'avais d'abord pris pour un point faible du récit en est en réalité une force. La familiarité induite par le « tu » me poussant à chercher un lien entre lui et Éolo auquel il semble attaché.

Le traitement des personnages m'a paru en revanche un peu léger, avec ce « tu » à double tranchant qui place une sorte de barrière invisible entre le protagoniste et le lecteur, privilégiant les suppositions du narrateur au détriment du cheminement de pensée d'Éolo et de ses émotions. On peine à s'identifier aux personnages et reste relativement extérieur aux évènements, sans pour autant y être indifférent. Il manquait cette petite étincelle qui fait redouter le pire, palpiter le coeur quand le danger vient frapper à la porte.

Pour moi, la grande force de ce récit réside dans sa façon d'aborder la mythologie. Les dieux ne sont pas invincibles et les plus impulsifs sont les premiers à tomber, puisque leurs pouvoirs sont soumis à certaines règles, qui dépendent elles-mêmes de la manière dont la divinité va formuler sa requête. Il y a tout un lien de cause à effet développé dans « La Tour du Freux » qui vaut le détour, mais demande aussi à rester concentré sur sa lecture pour en saisir toute l'ampleur. le verbe pouvant à la fois mener chacun à la gloire tout comme le plonger vers une fin précipitée, tant du côté des dieux que de celui des hommes. le Freux ayant récemment perdu son habilité à communiquer clairement avec ses serviteurs, ces derniers ne cesseront de tomber en désaccord sur la façon dont ils doivent interpréter ses propos, et par conséquent sur la conduite à adopter en attendant l'éclosion de l'oeuf au sommet de la tour. Tout ceci va venir entretenir un suspense sous-jacent.

La chronologie est également assez atypique puisque les parties en « tu », centrées sur l'accession – ou non – de Mawat au trône d'Iradène, ne se déroulent que sur quelques journées, alors que celles en « je » ramenant notre mystérieux narrateur au rang d'observateur traversent les âges depuis des temps immémoriaux. Nous nous retrouvons aux premières loges de la création de ce monde tout en essayant de comprendre comme les choses en sont arrivées là où elles en sont, entre Vastaï et Ard Vukstia au nord, la Forêt des Silences à l'est et les Tells au sud-ouest. le rythme du récit se fait souvent aussi indolent que la nature profonde du narrateur, et plus d'un lecteur pourrait se perdre dans ses digressions et ses réminiscences. Pour ma part, ça m'a fascinée. Ann Leckie a tellement creusé ses réflexions autour de la notion même de divinité, de leurs aspirations, alliances et inimitiés, que j'ai adoré découvrir le rôle qu'Éolo aurait à jouer dans cet imbroglio… même si j'aurais aimé la voir développer une certaine de ses caractéristiques au lieu de n'en parler qu'à demi-mots.

En conclusion, je dirais que cette oeuvre se révèle à la fois classique et unique en son genre. Elle a ce petit quelque chose qui fait dire que « ça passe ou ça casse », ce choix audacieux, cette prise de risque que je recherche de plus en plus dans mes lectures. Un roman parfois dense que j'ai eu plaisir à dévorer en deux jours, ne quittant les différents personnages qu'à regret.
Lien : https://dragonlyre.wordpress..
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