AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de clesbibliofeel


« Attention ! Vous avez sous les yeux et entre les mains peut-être le plus fort des romans de Jack London, certains pensent le plus noir. » selon les termes de Jean-François Deniau dans la préface.

L'action se situe en 1913. Un romancier blasé et déprimé embarque à Baltimore sur la côte est des États-Unis, à bord de l'un des derniers grands voiliers de commerce qui rallient encore la Californie (Seattle au nord de la côte ouest) afin de livrer sa cargaison de charbon. Formidable périple qui part du nord de l'océan Atlantique et doit arriver au nord de l'océan Pacifique en faisant le tour par le cap Horn ! La fille du capitaine West est du voyage avec son piano ! L'écrivain voyageur s'est contenté d'emmener avec lui, outre quelques livres, sa carabine et dix mille cartouches... histoire de distraire son ennui en tirant les oiseaux de mer. En fait il ne tirera pas que sur des oiseaux... Première phrase du livre : « Ce voyage commença à aller de travers dès le début. »

J'ai eu envie de parler de ce récit, assez oublié dans l'oeuvre de London, après être allé voir le superbe film italien « Martin Eden », réalisé par Pietro Marcello, où sont montrées des images d'archives (le montage est superbe !). A un moment a surgi de la brume du temps, dans un noir et blanc saisissant, le Grand Voilier des « Mutinés de l'Elseneur », miracle du cinéma et d'une adaptation réussie.

Dans le huis clos du navire, ce sont les extrêmes de la société qui sont représentés. Les hommes d'équipage ont tous le physique correspondant à leur bassesse (ivrognes, malades, bandits...), empruntant aux « sciences » anthropomorphiques de l'époque (mais on a la même chose chez Balzac, en cela les auteurs nous éclairent sur les connaissances scientifiques de leur époque). « ... notre équipage était surtout composé de cow-boys, de maçons et de clochards – davantage de ces derniers que les autres ! Où donc les agents recruteurs avaient-ils pu les dénicher ? C'est difficile à dire et nombre d'entre eux ont été enivrés pour les obliger à embarquer, c'est certain. » A l'époque de Jack London, c'est le transport maritime à vapeur qui gagne la partie et ne servent plus guère à la voile que les derniers des déclassés.

Tout à l'opposé, le romancier-auteur de cette sorte de journal de bord, exprime une forte fascination envers les hommes assurant le commandement. Ils possèdent la force physique comme monsieur Pike ou l'intelligence, voire un sixième sens, en ce qui concerne le capitaine West - surnommé le samouraï. Ils sont décrits comme supérieurs aux autres hommes. « Nous ne pouvons échapper à notre condition, mais nous autres - à la peau claire de par nos ascendants déjà dominateurs et occupant les postes de commande - nous restons les chiens supérieurs qui imposent leur loi au reste de chiens. C'est là toute la matière qui puisse alimenter la réflexion d'un philosophe qui se trouverait sur un grand voilier dont l'équipage se serait mutiné en cet an de grâce 1913. »

Quant à la fille du capitaine Pike, Margaret, une force particulière émane de sa personne malgré sa délicatesse et sa beauté : « Ses mains attirèrent également mon attention : pas menues, bien faites, longues, blanches, bien soignées et finalement solides. »

On a ici deux pôles totalement opposés entre des hommes chargés d'une mission très difficile, de faire arriver le navire à bon port, et de l'autre un équipage inadapté à cette tâche. Cette opposition tranchée va permettre à Jack London d'installer le narrateur dans le camp des dominants et de développer l'histoire d'amour telle que London les rêve (rappel de l'attirance de Martin Eden pour la belle Ruth Morse, jeune fille délicate issue d'une famille bourgeoise dont il tombe amoureux). le point de vue adopté, ce n'est pas si fréquent, est nettement le point de vue des dominants. L'ordre des choses est rarement remis en question, ce qui m'a interrogé et plutôt gêné. L'action y gagne en intensité dans un face à face supérieurs contre inférieurs ou plutôt ceux qui sont capables d'emmener le bateau à sa destination et les autres qui ne le peuvent pas.

Jack London est parti de rien, a fait tous les métiers misérables, et est arrivé en peu d'années à la notoriété suite à un rattrapage éducatif intensif et à un travail surhumain. C'est la force brute et l'homme tout puissant nietzschéen (très bien interprété d'ailleurs dans le film « Martin Eden » par l'acteur Luca Marinelli) ! Dans le même temps, il a une conscience suraiguë des injustices et de l'égoïsme de la classe dirigeante. Il ne faut pas oublier qu'il a été un militant socialiste et révolutionnaire. Je crois également qu'il était surtout un homme d'action et il a excellé à écrire à partir de ses nombreuses aventures. Peut-être son travail d'autodidacte forcené va-t-il l'amener à s'emmêler un peu dans les théories du moment, entre la théorie de Charles Darwin et celle de Herbert Spencer par exemple avec cet incroyable (et décalé) darwinisme social dont il se fait adepte dans « Martin Eden » notamment et qu'on retrouve ici également.

Il faut à mon avis se garder de juger ce récit écrit il y a plus d'un siècle, à l'aune de nos valeurs actuelles, comme on peut être tenté de le faire parfois. London avait certains des préjugés de son époque et beaucoup de contradictions à gérer, lui qui voulait réussir et dans le même temps s'opposait frontalement à une classe sociale qui le rejetait. A noter que le narrateur n'est jamais nommé et quand on lui parle c'est « Monsieur » qui est employé. Est-ce London qui s'exprime à travers lui ? L'ambiguïté est réelle et la véhémence des propos ouvertement racistes m'a dérangé dans la lecture de ce livre qui pourtant, malgré tout, reste pour moi un chef-d'oeuvre.

Jack London connaît bien la mer qui lui procure ici un formidable décor. Il est né en 1876. A 17 ans il est pilleur d'huîtres puis s'embarque pour aller chasser le phoque au large du Japon ; en 1906, il se fait construire un bateau, le Snark, et commence un tour du monde qu'il ne terminera pas, stoppé par la maladie en Australie. Il écrit alors « Martin Eden ».
En 1915, trois ans avant sa disparition, il écrira « Les Mutinés de l'Elseneur » au sortir d'une grave dépression. Sa résidence somptueuse avec 32 pièces vient d'être détruite par un incendie qui pourrait bien être volontaire ! Cela pourrait expliquer que London ait écrit cette tragédie, ce récit épique qu'est pour moi « Les Mutinés de l'Elseneur » où l'aventure maritime est parfaitement maîtrisée et vraiment passionnante.

Retrouvez les articles et photos personnelles à partir des couvertures des livres sur mon site, Bibliofeel ou clesbibliofeel. Vous pouvez vous abonner en indiquant votre mail afin d'être averti des nouveaux articles.


Lien : https://clesbibliofeel.home...
Commenter  J’apprécie          101



Ont apprécié cette critique (9)voir plus




{* *}