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Critique de exx48322


Aussi curieux que puisse sembler une telle assertion compte tenu du vocabulaire soigneusement suranné de l'oeuvre de H.P. Lovecraft et de ses horreurs antédiluviennes dont seul un cerveau « mature » peut mesurer les terrifiantes abîmes, « Les contrées du rêve » est un recueil exactement stylé à l'esprit des enfants. Un adulte, même fasciné au fil de sa lecture par cet univers étrange et alternatif, ne manquera pas bientôt de s'en désintéresser, car les préoccupations prosaïques de son quotidien – que celui-ci soit routinier ou non ! – le détourneront très vite de questions moins essentielles qui ne lui sont strictement d'aucun apport concret, partant qu'elles ne constituent ni un savoir raisonnable et vérifiable, ni la preuve en société d'une culture raffinée. Qui donc, aujourd'hui, s'enorgueillit-il de citer les noms de Kadath, d'Ulthar ou de Celephaïs, autant de villes imaginaires dont les syllabes inconnues et exotiques ne se rencontrent que dans quelques nouvelles isolées d'un auteur par ailleurs jusque-là longtemps ignoré ? Un livre de H.P. Lovecraft est une perte de temps, si notre attention se voue uniquement à l'utile : on y chercherait en vain des parallèles édifiants avec notre monde – ou bien il s'agirait là de la trouvaille d'un critique littéraire sot, s'obstinant en dehors de toute sagesse à extraire de son objet d'étude quelque rapport symbolique avec la réalité ! –, tant à l'endroit des personnages qui n'existent que dans l'intention d'incarner un voyage et une quête – il faut bien à cette fin un homme doté de membres pour marcher et d'yeux pour voir et décrire au lecteur les merveilles de son périple, mais cet homme est toujours semblable à une unique volonté, il pense à peine, éprouve peu de nuances d'émotions, si ce n'est la joie de la contemplation et la peur du danger que l'on devine approcher ; il n'a donc rien de commun avec la psychologie complexe que les autres écrivains tâchent ordinairement d'imiter – qu'à l'égard des splendides contrées sauvages, cités de gemmes phosphorescents et jardins géométriques, où l'inspiration soi-disant orientale, occidentale ou d'architecture antique n'est qu'un prétexte illusoire à nous rassurer sur l'appartenance terrestre de l'auteur.

Avec l'âge, nous rêvons moins, ou plutôt : nous cessons de croire que nos rêves sont d'une importance égale, voire supérieure, à la réalité. Pire, nous les méprisons, car ils nous distraient en certaines occasions où notre concentration est requise par nos contemporains, qui se limitent quant à eux à la seule dimension de leurs sens et ne tolèrent pas nos écarts de présence – nous n'aimons guère alors subir les conséquences désagréables de nos rêveries, auxquelles nous attribuons bientôt une connotation péjorative, relâchement, flemmardise, déni des responsabilités. Il n'est qu'un enfant qui puisse apprécier pleinement, sans arrière-pensée ou culpabilité, l'effet durable des récits anormaux de H.P. Lovecraft : ses pays mystérieux à la géographie distordue, ses peuples millénaires, ignominieusement superstitieux, traits trapus d'une race oubliée, ses mers irisées et ses montagnes titanesques dont les teintes brumeuses ne répondent à aucun critère physique connu sur notre planète, sa mythologie hallucinante, avec sa hiérarchie infinie de créatures de tous les recoins d'ombre, visqueuses, rampantes ou frétillantes, et de Dieux aux desseins alarmants, aussi éloignés des effigies de nos cultes qu'un homme d'un lombric aveugle ; toutes ses créations – visions qui lui appartiennent et dont il est maître ! – sont purs désirs d'art et de beauté, auquel seul un esprit départi des aprioris de perception que l'on acquiert à l'usure de la vie peut se révéler sensible. Ce qui fait défaut à l'adulte, si l'on exclue bien sûr son manque d'ouverture à des idées nouvelles – en fait une caractéristique aberrante rencontrée chez certains individus défaillants, et pas du tout le résultat d'une évolution naturelle de ces derniers –, c'est le goût de l'obsession, du retour perpétuel au rêves longtemps ressassés de l'enfance, signe chez H.P. Lovecraft d'une immaturité de croissance fascinante d'atypie, notamment de par son expression justement mature – l'oeuvre d'un grand écrivain, délivrée des codes d'écriture de son siècle, des règles de vraisemblance ou du souci d'un thème convenable et instruit, produisant librement le récit de ses visions brutes et immaculées, univers oniriques où il admet échapper à l'ennui du morne quotidien, mais dont il défend aussi ardemment, au lieu de rougir tel un enfant rêvasseur que l'on gronderait, la prégnante réalité.

Le génie de H.P. Lovecraft n'a pas été altéré par les attentes de ses lecteurs, puisqu'il n'a pas connu de succès de son vivant, et c'est pourquoi ses références aux mythes, personnages et cités de ses mondes imaginaires peuvent parfois sembler obscures, tout comme l'apparence farfelue et les comportements inquiétants de la plupart des créatures qui les arpentent : on sent bien qu'il s'agit là d'obsessions personnelles, peut-être même issues de ses rêves tourmentés, comme il le suggère, qui ne sacrifient à aucune logique ni effet d'épate, mais qui, quand on les examine dans leur ensemble et après avoir lu environ chronologiquement la série de nouvelles traitant d'une famille d'entités, correspondent effectivement à un même univers minutieux et évident lorsqu'on regarde celui-ci sous un certain angle. le point central et absolument renversant du rapport à la réalité de H.P. Lovecraft est l'idée qu'un rêveur expert en cette discipline – quelquefois « aidé » par des drogues, la visite de lieux ancestraux ou l'accomplissement de rituels occultes – se propulsera dans des dimensions assez définies et immuables pour que d'autres rêveurs y séjournent également et en retiennent les mêmes noms, paysages et constructions monumentales, côtoyant des créatures semblables et partageant leurs secrets, jusqu'à enfin se croiser et communiquer en ces lieux communs à tous. Ainsi, il existerait des « contrées du rêve » dont la réalité n'est pas moins questionnable que celle où nous sommes nés, mondes divers bâtis à la fois à partir des ajouts de chacun de leurs voyageurs et du fait d'une cohésion supérieure dont les fondements nous dépassent, où le temps est une restriction humaine absurde et où l'ordre des choses s'étire bien au-delà des piteux Dieux de la Terre. Espace et mouvement, conscience et pensée y sont parmi d'autres des concepts aux contours malmenés, mais ces dérives à la science traditionnelle et à l'observation des phénomènes tangibles n'ont pour autant rien d'insensé en leur propre étalon d'analyse – lorsqu'on change notre lentille de vue, seules les courbes oscillent et les perspectives s'inversent, mais il est toutefois possible que l'harmonie, au lieu d'être perturbée, s'en trouve sublimée.

Je devine que certains lecteurs occasionnels de H.P. Lovecraft sourcilleront devant le terme « harmonie », et lui préfèreront plutôt ceux de « charabia », « capharnaüm » ou « grand n'importe quoi ». Il serait facile de balayer leur exaspération avec une condescendance d'érudit ampoulé, en prétendant par exemple que ces incultes n'ont rien compris au subtil double sens des histoires fantastiques, ou bien qu'ils ne possèdent pas la patience indispensable à la contemplation des belles choses adroitement dessinées par la main d'un génie transcendé, mais il serait ridicule de ne pas admettre que les inventions de l'auteur touchent parfois – et dans le cas de « La quête onirique de Kadath l'Inconnue », un peu plus que parfois ! – à une étonnante folie. La citation suivante, justement, produit de manière systématique un effet d'atterrement béat chez le lecteur, et l'absurdité de sa formulation, sans que H.P. Lovecraft l'ait probablement prémédité, devient alors franchement drôle :

« le Conseil des Sages, reconnaissant le visiteur, lui offrit une gourde de sève fermentée provenant d'un arbre hanté unique en son genre puisqu'il avait poussé d'une graine qu'un habitant de la Lune avait laissée tomber par mégarde ».

Cependant, si le lecteur persévère, il s'apercevra au bout d'un certain temps qu'il existe bel et bien des arbres anguleux sur la face cachée de la Lune, et qu'il est fort aisé de s'y rendre grâce à un saut intersidéral en compagnie des chats d'Ulthar ou à bord d'une galère noire aux rames silencieuses : on peut donc raisonnablement conclure de ces faits irréfutables qu'il n'est point aberrant qu'un objet ait été lâché par inadvertance sur le chemin, quel qu'il soit et n'importe son propriétaire. Notez donc : nuls personnages, lieux ou légendes ne sont évoqués gratuitement, rien que pour étoffer le récit de références bizarres aux significations alambiquées, telle une profusion de phrases vacantes destinées à alimenter une atmosphère de dérisoires artifices – il faut pour s'en rendre compte prêter attention jusqu'au bout, identifier précisément les noms des cités étrangères, les allusions aux aventures d'autres rêveurs aguerris ou le climat et L Histoire des différentes régions du rêve, afin de se mouvoir en ces univers multiples comme en des contrées familières, ce qu'elles sont à H.P. Lovecraft, bien qu'un tel exercice exige un effort continu et la possession d'un recueil astucieusement agencé où se rencontre un assemblage logique et exhaustif de textes spécialisés dans ces sujets précis.

Tout ce que j'ai pu lire ailleurs de H.P. Lovecraft ne ressemble pas à « Les contrées du rêve », d'une part parce que beaucoup de ses nouvelles les plus connues ont explicitement lieu à la limite de notre réalité, en lien direct avec celle-ci, ce qui diffère de l'abstraction presque totale des voyages de maîtres rêveurs – le schéma type que j'affectionne particulièrement y est alors incarné par un genre de « pionner », scientifique ou héritier de quelque maison hantée ou manuscrits abscons, qui décèle fatalement des entités ou des structures ancestrales qu'il aurait mieux valu laisser croupir pendant des éternités, et dont la découverte abrupte incite les téméraires explorateurs à questionner le réel jusqu'à ce que les abîmes de cette réflexion contre nature leur fasse perdre la raison –, d'autre part à cause du style d'écriture, notamment concernant les réactions des personnages, retranscrites dans un langage curieusement désinvolte pour un auteur qui nous délecte habituellement d'antiquités inusitées aux dissonants échos cyclopéens : il me revient par exemple en tête ce « Carter n'avait vraiment aucune envie de se retrouver nez à nez avec un Dhole », où l'emploi d'une telle expression, flagrante de banalité – surtout lorsqu'on sait qu'un Dhole ne possède ni nez, ni un quelconque attribut de visage humain –, alors même que notre protagoniste se trouve dans une situation particulièrement désespérée, semble totalement hors de contexte. Ces maladresses gênantes, qui choquent à la lecture, participent au discrédit d'un récit déjà de peu de vraisemblance – on l'aura compris, je parle surtout ici de « La quête onirique de Kadath l'Inconnue », pièce majeure du recueil, autour de laquelle lévitent en satellites la plupart des textes restants – et que d'autres lecteurs n'auront pas comme moi la patience d'excuser en saluant le génie de la composition d'ensemble. Il y a aussi quelque chose d'enfantin à la simplicité stoïque des personnages, que nul péril ne décourage et qu'aucun dénouement ou sauvetage inopinément bienheureux ne surprend – les amitiés sont loyales et spontanées, comme au temps des cours de récréation, l'amour, la sexualité ou la sensualité sont absents. Vraiment, « Les contrées des rêves » est une oeuvre foncièrement inutile à la compréhension et à l'interprétation de notre réalité, en quoi réside généralement l'intérêt de l'homme, et l'ouvrage ne survivrait pas longtemps à une analyse rationnelle, contrairement à d'autres créations de H.P. Lovecraft dont le potentiel de réalisation est plus envisageable par un cerveau sain, mais c'est cette inconformité – ces manques troublants et ces incroyables suppléments à la vie que l'on connaît – qui rend à travers les tableaux oniriques une exaltation plus vieille et plus inaltérée que nos premiers instincts.

Ceci n'explique pas hélas les quelques difformités de langage, dont ce « nez à nez » cité plus haut est l'indice le plus frappant – ah, comme il vrille péniblement sa fausse note au sein de l'harmonie des mots ! L'hypothèse que j'avancerai ici est assez glaçante, pour ce qu'elle implique de causes et de conséquences regrettables à l'endroit de la littérature ; c'est en vérité David Camus, auteur de la préface et traducteur de mon édition « J'ai lu » datée de 2012, qui me la fournit. David Camus, on s'en doute, n'est pas le premier traducteur de H.P. Lovecraft, mais à l'entendre – et je n'ai aucune raison de douter de sa parole, comme on ne peut dénoncer sans risquer de représailles que ce en quoi l'on est soi-même irréprochable ! –, il est le plus consciencieux, le plus fidèle à l'original : ses prédécesseurs ont largement abusé de rectifications en tous genre, d'ajouts et de découpes portant parfois sur des paragraphes entiers, transformant les termes à leur goût, réinventant les noms, les adjectifs et allant même jusqu'à modifier la personnalité et l'apparence des personnages, de sorte que l'énumération des agissements criminels de ces faussaires confondus rende aux admirateurs de H.P. Lovecraft le son blessant d'un sacrilège innommable. Je chéris le Lovecraft de « Dans l'abîme du temps » ou de « Les Montagnes hallucinées », au point que ses conceptions et ses idées me saisissent d'une obsession lancinante dont je me croyais avec l'âge raisonnablement préservée, j'aime la fascination de ses chutes vertigineuses, où le texte toujours se pare d'un sens bien supérieur et bien plus captivant que le suggéraient mes premières déductions, superposant une immensité à une autre immensité, un espace temps à une dimension étrangère, régie par des Dieux aux noms et aux desseins imprononçables, figurant notre Terre en poussière, et l'homme en poussière des poussières. Cet abîme-là m'attire et m'hypnotise, et celui qui le maîtrise et l'exprime ainsi avec tant de sensible audace est un écrivain d'élévation, de splendide hauteur, que je lis avec un émerveillement – et peut-être avec un plaisir attendri – si réjouissant !

Parce que le rêve est un sujet détaché de la réalité, qui ne connaît ni la contrainte de la gravité, ni la finesse de la psychologie humaine, il serait une facilité, un stratagème calculé par l'auteur dans le but d'échapper à toute critique, puisqu'il contourne les critères objectifs que l'on voudrait lui opposer, auxquels l'auteurs répondra volontiers qu'en son univers l'écrivain fixe ses propres règles et que nul modèle s'en approchant n'autorise la comparaison. Dans ces conditions, comment juge-t-on « Les contrées du rêve » ? Comment justifie-t-on notre sensation d'adéquation avec ses envolées prometteuses et déliées, qui apposent sur nous une empreinte plus ou moins durable selon notre capacité résiduelle à rêver – c'est à dire à imaginer d'autres réalités sans y trouver là une occupation puérile, car nous considérons l'art d'écrire et la beauté de la création des tâches aussi estimables que l'analyse du concret –, quand nous ne pouvons appuyer nos enthousiasmes sur les repères habituels qui font toute oeuvre décente ? le critique littéraire ne peut se risquer alors à parler de « ressentis », d'« impressions » ou même de sentiment d'avoir été « emporté » dans un somptueux voyage : le pauvre se verrait aussitôt lynché par une horde de lecteurs terre-à-terre – les pragmatiques, adeptes de la cause à effet et qui n'ont que faire de ces mièvreries à la consistance d'une gelée translucide ! Non, il doit avancer des arguments vérifiables, mais une difficulté inattendue vient interrompre la première explication de son suprême intérêt pour H.P. Lovecraft : le style, dit-il, est une marque très caractéristique de l'écrivain ; son lexique si reconnaissable, qui pioche intempestivement parmi les évocations oubliées de menaces préhistoriques, sa façon habile de relater une histoire à travers un témoignage de première ou de seconde main, ses phrases mystérieuses qui suggèrent un savoir interdit sans jamais tout à fait le dire... Et que dire des cités magnifiques, visions épurées au milieu d'une abondance immersive de détails éthérés, diversité affolante de paysages, variété complexe des voix et des accents, des visages et des silhouettes, dangers impalpables dont l'on ne peut appréhender la mesure, terreurs inhumaines, invitations à la folie ? Eh bien, lui rétorque-t-on, ces arguments sont-ils encore valables, dès lors qu'ont été dévoilées les turpitudes des éditeurs et des traducteurs de H.P. Lovecraft ? Les expressions que l'on déplore dans « Les contrées du rêve », ne sont-elles pas une erreur que le lecteur aurait également pu identifier dans d'autres recueils de H.P. Lovecraft, si ceux-ci n'étaient pas le fruit d'une odieuse contrefaçon ?

Il n'est pas rare, je crois, que les préfaces des ouvrages de H.P. Lovecraft fassent allusion à des problèmes de traduction : il est souvent dit, à ces occasions, que les précédents éditeurs ont souhaité lisser une écriture parfois redondante, profuse à l'excès et aux formulations éloignées des canons de perfection littéraire – f
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