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Critique de Henri-l-oiseleur


[Remarque du 29 novembre 2015]
Montaigne n'écrivait pas pour la postérité, mais pour "ses parents et amis", le cercle de ses contemporains et de sa classe sociale. Il ne croyait pas que son livre lui survivrait longtemps, car il voyait bien autour de lui les rapides transformations de la langue, lui qui baignait dans un univers linguistique mouvant et varié (gascon, latin, français). Il pensait que le temps rendrait vite sa prose incompréhensible, car elle n'avait pas la stabilité lapidaire du latin. Contre toute attente, c'est le latin qui s'est retiré de la scène, et le français qui a gagné sur lui, et sur le gascon : aussi lisons-nous Montaigne, avec d'énormes difficultés, exagérées au-delà du raisonnable par des éditions qui reproduisent l'orthographe et la ponctuation du temps (ou plutôt, les caprices graphiques du temps). La difficulté s'accroît de ce qu'il écrit à partir de deux sources : la littérature antique, surtout latine, et l'observation de moeurs et de temps révolus, les siens. Pourtant, dans sa fonction de passeur, Montaigne est unique : il rend actuels et parlants pour tous les temps les auteurs de la Grèce et de Rome, en leur prêtant sa voix et en entremêlant entre leurs citations la voix de sa méditation. Aussi le lecteur aura-t-il tout intérêt à se laisser naturaliser, au prix d'un effort, à l'univers de Montaigne, pour trouver le plaisir lucide d'y évoluer à sa guise. Ce plaisir, ou cette lucidité, seront décuplés si ce lecteur vit en des temps de division et de conflits civils et religieux, comme il semble que ce soit bientôt notre cas.

[Relecture d'octobre 2022].
Seule la mort a interrompu l'entreprise de Montaigne : il écrivait, puis ajoutait, allongeait et réécrivait par-dessus ses écrits, faisant siens les mots de Virgile, "vires adquirit eundo", il augmente ses forces en avançant. Il n'y a de même aucune limite à la relecture des Essais de Montaigne : ceux du livre I, comme du livre II, cherchent moins à transmettre un savoir derrière lequel ils s'effaceraient, qu'à donner à l'esprit de l'exercice, une gymnastique de réflexion, de méditation et de jugement, qui vaut pour elle-même et n'a d'autre but qu'elle-même.

L'auteur ne cesse de mentionner, citer, traduire et paraphraser les Anciens, qui souvent prescrivent, enseignent ou ramassent le sens en de fortes formules latines. Montaigne, loin d'imiter ces poètes et prosateurs qu'il cite et admire, évite de prescrire, d'affirmer et d'enseigner, de "former l'homme", comme il dit. Il se contente de se confronter à leurs pensées, et de nous y confronter en même temps, pour voir ce que cela donnera. Il s'éprouve au contact des grands Anciens, et nous, lecteurs, nous nous éprouvons au sien, afin de voir plus clairement nos contradictions, nos insuffisances, nos erreurs. L'essai est bien une école de doute méthodique et de scepticisme : quand le lecteur aura compris qu'il ne sait rien, il pourra commencer à apprendre quelque chose.

Qu'avons-nous à faire, aujourd'hui, de toutes ces vieilles pensées stoïciennes, épicuriennes et autres ? Combien de remarques, considérations et jugements de 1580 nous parlent encore ? On pourrait décréter que le contenu des Essais est périmé, inutile et vain, ce que Montaigne n'était pas loin de penser lui-même. Mais il ne s'agit pas du contenu, il s'agit de la méthode de l'essai telle qu'il l'invente : cette méthode d'examen humaniste des certitudes acquises, ne vieillit pas. Il suffit de prêter l'oreille aujourd'hui au bavardage de tous ceux qui l'ignorent, qui ne sont pas passés par le crible de la discipline humaniste : on comprendra vite toute l'actualité de Montaigne, écrivant et méditant dans sa tour au milieu des passions idéologiques déchaînées.

Dernier paradoxe : on aime Montaigne pour sa langue, lui qui exigeait que le mot s'efface derrière l'idée et que l'on ne prête aucune attention au style ni au langage. Mais on n'apprend bien sa méthode qu'en apprenant à parler et à penser selon ses propres termes, et en comprenant que le plaisir de lire sa prose fait aussi partie de l'apprentissage.

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