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Critique de doude


doude
18 septembre 2009
L'auteur des Nouvelles de nulle part ne peut pas laisser indifférent tant ses paradoxes, ses ambiguïtés et ses apparentes contradictions sont constitutifs de sa personnalité et de son oeuvre. A la fois artiste-décorateur, poète, chef d'entreprise et membre éminent de la ligue socialiste qui réunit à l'époque socialistes, communistes et anarchistes, il défend à corps perdu l'artisanat et le travail-passion en pleine révolution industrielle, dans l'Angleterre du XIXème siècle où sévit plus durement qu'ailleurs le machinisme et l'inégalité d'un capitalisme commercial avide d'une main d'oeuvre dés-oeuvrée. Bourgeois de naissance mais socialiste et libertaire de pensée et de conviction, il est condamné, lui qui cherche avec tant d'efforts à préserver et retranscrire les beautés naturelles, à supporter la pollution des usines et la vulgarité bourgeoise, à ne pouvoir vendre ses oeuvres qu'aux plus riches (dont il fait partie) et à comprendre l'absence de conscience politique des masses (il considère d'ailleurs sa lutte politique et esthétique comme la rançon des privilèges dont il a joui).

A travers le rêve surprenant d'un habitant du faubourg londonien se réveillant là où il s'est couché, non plus à la fin du XIXème siècle mais propulsé un beau matin d'été du début du XXIème, Morris nous présente une vision radicale de la société après le Grand Soir. Il la projette dans un temps qui se trouve être le notre (postérieur à 2003), et c'est ce qui est jouissif pour nous, lecteur d'aujourd'hui (même si le contraste entre les deux situations n'honore pas notre époque actuelle : le livre mérite encore son titre de Nouvelles de nulle part !). Morris nous emmène dans une longue et bucolique ballade de trois jours sur la Tamise et ses abords, à la rencontre du paysage et de ses habitants. Toutes ses préoccupations y passent : architecture, art, artisanat, sens du travail, politique, écologie, histoire, etc. Dans ce monde futur, dans cette société communiste et libertaire (c'est-à-dire non régie par un communisme d'Etat) :

-pas de système éducatif à proprement parler, mais la possibilité de s'instruire continuellement (la notion d'apprentissage s'étendant à des domaines et des activités très variées et surprenantes pour des gens qui, comme nous, ont été formés par un système d'enseignement relativement rigide) ;

-pas de système judiciaire et carcéral car les crimes sont extrêmement rares dans cette société déchargée de la violence de la compétition et des inégalités. de plus, on considère que la réponse punitive ne fait qu'envenimer une situation déjà difficile, les remords sont un fardeau suffisamment lourd à porter ;

-pas d'Etat, puisque chaque citoyen est responsable et acteur de la communauté locale au sein de laquelle il vit ainsi que des autres communautés dans lesquels il évolue en toute liberté (on ne s'appelle d'ailleurs pas « camarade » mais « voisin »). En découle une décentralisation et une relocalisation des activités, ainsi qu'un équilibre entre la densité urbaine et rurale ;

-pas d'argent ni aucun principe d'équivalence : on produit pour les autres et la diffusion (gratuite) dans les boutiques est une activité à laquelle même les enfants peuvent participer à condition qu'ils connaissent les produits qu'ils offrent ;

-et surtout pas de travail contraint, mais la possibilité pour chacun de s'épanouir dans une ou plusieurs activités de son choix, choix partiellement pondérée par les besoins de la communauté locale (« l'art ou le travail dans la joie ») ;

-beaucoup moins de machines, mais plus de savoir-faire poussés à tel point qu'ils relèvent d'avantage de l'art et d'un art de vivre ;

Morris prend le temps de ménager le suspens pour nous expliquer, « pro-rétrospectivement », comment s'est opérée la transformation sociale et politique. Il nous offre également un regard, une relecture du moyen-âge moins obtuse et cruelle, plus proche d'une certaine réalité sociale et politique que décrit Kropotkine à peu près à la même époque dans L'entraide, avec les communautés villageoises, les guildes, les confédérations de cités, etc.

Plus qu'un roman utopique, Nouvelles de nulle part est une critique cinglante et sans compromis de l'Angleterre du XIXème et de son impérialisme (et par écho de notre monde actuel qui n'a pas fondamentalement changé) mais aussi une leçon magistrale de prospective où toutes les logiques sont renversées et les problèmes pris à la racine.

Malgré quelques mièvreries irritantes, cela reste un roman captivant et récréatif. Il mériterait cependant une approche parfois un peu plus licencieuse. Certes, l'homicide, par exemple, est évoqué, mais de façon un peu trop distante et désincarnée, et la sexualité à peine sous entendue. Bien sûr, l'époque ne s'y prêtait pas vraiment, mais on s'attend à une liberté de ton sur ces aspects de la vie plus cohérente avec celle qu'il a sur des sujets plus politiques.

Coté édition (L'Altiplano) : un format « petit gros livre », entre le dictionnaire et la bible de poche, inhabituel et très agréable à prendre en main (malgré une reliure dos carré collé approximative). On regrettera pourtant dans cette édition (probablement la moins onéreuse du marché : 12 euros) l'absence d'éléments introductifs comme le proposait par exemple la riche édition bilingue de 1976 chez Aubier.
Lien : http://lespiedsdansleplat.wo..
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