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Critique de Fabinou7


Toutes les composantes de la définition Larousse du mot « désarroi » (oui j'ai cherché…c'était pour être sûr…) caractérisent ce livre : il est un trouble, il est moral et il est profond.

J'ai découvert l'écrivain autrichien par Kundera c'est pour nous dire à quel point la littérature est arborescente et exponentielle. Comme Kundera, Musil profite d'une narration tout à fait construite – qui n'est pas qu'un faire-valoir – pour exposer ses réflexions.

Dans sa préface, le fabuleux traducteur qu'est Philippe Jaccottet (à qui l'on doit une traduction très fluide en vers de l'Odyssée d'Homère) retranscrit une lettre de l'auteur de « L'Homme Sans Qualité » expliquant la genèse de ce premier ouvrage, paru en 1906 (le plus connu de son vivant) : “Quand je repris moi-même, un an plus tard, ce thème, ce fut, littéralement, par ennui. J'avais vingt-deux ans, mais j'étais déjà ingénieur, et mon métier ne me donnait pas satisfaction […] je fuyais mon travail, je lisais des ouvrages philosophiques pendant mes heures de bureau et à la fin de l'après-midi, quand je ne me sentais plus capable de rien enregistrer, je m'ennuyais. C'est ainsi que je commençai à écrire.”

Le thème du pensionnat de garçons, novateur en littérature, mais rite d'initiation affreusement banal pour l'époque (si l'on en croit Stefan Zweig), sera repris tout au long du XXème siècle par Montherlant, Peyrefitte, ou encore Mishima. A cette différence près que l'oeuvre n'est pas de l'ordre du vécu, pour Musil c'est plutôt quelque chose dont il a été le témoin.

L'oeuvre de Musil, qui est dépourvue, à quelques fulgurances près, de tout lyrisme m'as conduit au constat a contrario que la poésie est une composante de bien des romans. C'est un roman de scientifique, sec et précis, mais cette écriture fait justement tout l'intérêt esthétique du livre, je vous ferai sentir, je l'espère, le ton de cet ouvrage à travers quelques citations choisies. Si vous n'avez pas pris froid par suite de cet enfoncement de porte ouverte alors poursuivons notre balade objective, dépouillée et chirurgicale aux confins de l'empire austro-hongrois de la belle époque.

Roman de l'âge ingrat sous tant de coutures il s'agit également d'un roman réaliste et psychologique d'une très impressionnante acuité. Il faut souligner que l'intrigue est parfaitement maîtrisée, la progression apporte intensité, suspense, retournements de situations. C'est une lecture stressante et dense qui met mal à l'aise tant elle couche scientifiquement sur le papier et suit sans concessions le flot ininterrompu des pensées et des tourments de Törless, dans ce monologue intérieur qui se joue en chacun de nous, que nous oublions souvent, mais auquel il nous est ici impossible de nous soustraire, de même que le personnage : “Il redoutait ces rêveries, car il était conscient de ce que leur nature secrète avait de coupable, et l'idée que de telles images pourraient prendre de plus en plus d'empire sur lui l'inquiétait. Mais elles l'assaillaient au moment précis où il se croyait le plus sérieux et le plus pur. C'était sans doute une espèce de réaction contre ces minutes où il pressentait des découvertes sensibles qui, si elles se pressentaient en lui, n'en demeuraient pas moins encore au-dessus de son âge. le développement de toute énergie morale un peu subtile commence toujours par affaiblir l'âme dont il sera peut-être un jour l'expérience la plus hardie, comme si ses racines devaient d'abord descendre à tâtons, et bouleverser le sol qu'elles sont destinées à mieux fixer plus tard : ce qui explique que les jeunes gens de grand avenir aient un passé tissé d'humiliations”.

On aimerait savoir avec autant de précisions ce qui se joue dans l'esprit des autres protagonistes. Mais il faudrait consacrer à chacun d'eux un livre à part. Il y a dans cette expérience initiatique une richesse de thèmes :

Un regard sur les mathématiques et les nombres imaginaires, quelque chose d'illogique dans ce « faire comme si », ce postulat mathématique qui pousse l'élève à discuter avec un professeur qui le déçoit, le professeur qui ne trouve rien à dire qu'un « tu comprendras plus tard » presque embarrassé. Il y a un rapport à la philosophie intéressant aussi, ce prestige social que confère un exemplaire de Kant sur une étagère de bibliothèque, alors qu'à la lecture, très vite, on se rend compte qu'une philosophie par l'expérience est plus émancipatrice. On retrouve des traits communs avec les adolescents d'aujourd'hui (et adultes car on change si peu) le rapport entre meneurs et suiveurs, entre les têtes et la masse, l'impunité des tortionnaires (on raconte un petit mensonge et les professeurs ne veulent pas creuser plus avant pour acheter la paix sociale).

De façon très subtile nous avons la description de ce qui semble être un personnage « homosexuel » dans un roman du début du XXème siècle. Nous avons quelques indices de son « orientation » sans pour autant en être certain. Nous comprenons qu'il n'a pas de rapports intimes avec la prostituée proche de l'école, bien qu'il la fréquente. Il est celui qui, tout en étant victime, montre le plus d'audace envers son camarade et qui joue un rôle non négligeable dans son désarroi. Il est une victime de harcèlement scolaire et de l'hypocrisie des autres camarades sans que jamais son « orientation » en soit ouvertement la cause. Officiellement c'est parce qu'il est endetté et qu'il a menti, mais on ne peut s'empêcher de penser que la potentielle homosexualité du personnage n'est pas étrangère au fait qu'il soit choisi par ses deux tortionnaires pour leurs « expérimentations », d'ailleurs, qu'en pensez-vous ? (Je mets des guillemets à dessein car les termes « homosexuel » et « orientation » sont quelque peu sinon anachroniques à tout le moins incertains).

Musil ne cache pas que le thème de l'homosexualité fait partie du livre. Néanmoins c'est un livre de son époque, et par conséquent d'une grande pudeur, tout en suggestion, qui s'attache davantage à ce que peut produire en terme émotionnel et dans sa tentative de rationalisation la découverte d'un désir homosexuel, qu'aux images et fantasmes eux-mêmes.
C'est aussi un roman d'une grande incertitude, on ne sait pas ce qui pourrait ou non se passer, c'est en ce sens peut être qu'il contient une dimension érotique. Mais l'érotisme n'est pas gratuit. Il n'est qu'au service du désarroi, ce n'est pas le charnel qui est décrit, c'est l'état d'esprit qui anime les personnages dans ces moments-là :“selon que cet ébranlement était plus ou moins violent, faiblissaient ou s'intensifiaient les poussées de sensualité […] Quand dans ces moments-là, mi-consentant, mi-désespéré, il s'abandonnait à leurs suggestions, il ne se distinguait point du commun des hommes qui ne se sont jamais portés à une sensualité plus folle, plus orgiaque, plus voluptueusement lacérante qu'à la suite d'un échec qui a menacé l'équilibre de leur assurance intérieure.”

Qu'est-ce qu'apprend Törless, finalement dans cette oeuvre initiatique ? “Certes, je ne nie point qu'il ne se soit agi d'un avilissement. Et pourquoi pas ? Il est passé. Mais quelque chose en est resté à jamais : la petite dose de poison indispensable pour préserver l'âme d'une santé trop quiète et trop assurée et lui en donner une plus subtile, plus aiguë, plus compréhensible.”

Dans ce roman nous apprenons que l'indicible, l'innommable n'est pas insondable et qu'il y a une vie sous la parole, sous la raison, sous les pensées et sous la logique.
Il y a un « humus intime » organique, fluctuant, contradictoire, qui sans cesse nous tend et qui a peut-être plus avoir avec le désir, la sensualité et l'instinct qu'avec les mots, et ce monde souterrain, qui nous irrigue, peut à tout moment entrer en crue et faire céder nos digues dans ses débordements.
Pour peu qu'on le surmonte un jour, qu'on trouve le courage de le confronter, le désarroi est une expérience solitaire et, la situation dans laquelle se trouve l'élève vis-à-vis de ses parents me rappelle les mots de l'écrivain yougoslave Ivo Andric « dans nos plus profondes souffrances morales nos parents ne peuvent guère nous aider ».

Le savoir et l'expérience nous aident à ne plus connaître les désarrois aigus des premières crues, celles de l'adolescence : “Il savait distinguer maintenant entre le jour et la nuit ; en fait, il l'avait toujours su : il avait fallu qu'un rêve oppressant déferlât sur ces démarcations pour les absorber, et cette confusion lui faisait honte. Toutefois, l'idée qu'elle était possible, que certaines murailles autour de l'homme étaient aisément renversées, que les rêves fiévreux qui rôdaient près de l'âme pouvaient s'y employer et y ouvrir d'étranges brèches, cette idée s'était elle aussi ancrée profondément en lui, et les ombres pâles qu'elle répandait ne s'effaçaient point.”

C'est aussi un roman de la cruauté, qui me fait penser à l'oeuvre plus récente de Mishima où homo érotisme et brimades juvéniles sont étroitement liés, d'ailleurs un personnage nous apprend qu'un de ses tortionnaires ne peut se permettre une sensualité, protectrice et presque cajoleuse, avec lui qu'après l'avoir violenté pour oublier quelque part que ce n'est pas une femme.
La différence avec Mishima, c'est qu'il y a de d'indicible, comme une sorte de mécanique des profondeurs, implacable mais inexprimable chez les personnages. Chez Musil, les tortionnaires sont plus bavards et cachent leur sadisme sous de multiples prétextes, il y a une rhétorique de la cruauté comme « vertu », leurs actes sont prémédités et jusqu'à un certain point, conscientisés.

Le désarroi comme émancipation, comme vertu initiatique, comme tunnel avant la lumière : Ainsi l'expérience de la cruauté est pareille à celle du désir ou de la peur dans la mesure où Törless s'autorise à la vivre mais aussi à la surmonter, toujours en quête de quelque chose et toujours guidé par un trouble moral profond, illustré sur la couverture par cette peinture magistrale d'Egon Schiele : un désarroi, qui pour Musil, est déjà le signe d'une morale plus « subtile ». Plusieurs fois cette notion de raffinement et de densité moral par l'expérience du trouble profond, de l'ébranlement des valeurs est soulignée dans le roman : “Il jugeait qu'avec une vie intérieure riche et sensible l'on eût aussi des moments à cacher, des souvenirs à conserver dans des casiers secrets. Tout ce qu'il exigeait c'était que l'on sût, après coup, en faire un usage raffiné.”

La cruauté est en chacun de nous et à la faveur des circonstances, du collectif (ou inversement), elle trouvera à s'exprimer, à l'image du livre de Musil, nous pouvons à tout moment passer de bourreau à victime. Mais l'humain peut reprendre le dessus sur la cruauté, tout n'est pas excusable. Une leçon d'humanité en somme.

Qu'en pensez-vous ?
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