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Critique de batlamb


Avec la fin de la trilogie de Gormenghast, le château éponyme de la saga s'estompe dans les limbes de la mémoire de son héros Titus, et le monde extérieur l'engloutit dans son inquiétante étrangeté.

Pour peupler ces nouvelles contrées, Mervyn Peake choisit de déchaîner son imagination. Obscurité désolée, lumière dorée sur les cages d'une ménagerie : le cadre chamboule nos repères, et la beauté foisonnante des descriptions de Peake demeure le seul élément de familiarité. Même Titus s'éloigne par moments de l'adolescent furieux du tome 2, ce qui n'est pas pour me déplaire.

De plus, bien qu'il reste très reconnaissable, le style de Peake lui-même est amené à évoluer pour rendre compte de l'altérité hétérogène et peu compréhensible de ce nouveau monde. La densité habituelle des descriptions se mélange avec des passages plus abstraits et épars. Les personnages sont globalement moins détaillés, et ne servent parfois qu'à faire avancer l'intrigue. Ils défilent parfois comme un carnaval d'automates. Ce qui révèle sans doute la nature sinistre de ce monde, puisque les opprimés y deviennent pour la plupart des créatures sans cervelle.

Et en effet, l'univers prend ici des atours de science-fiction dystopique, avec des avions surréalistes, un robot espion volant (quelle curieuse scène !) et une maison de verre qui rappelle furieusement celles d'Eugène Zamiatine dans "Nous Autres". A travers ce cadre errent des motifs de policiers et de savants déshumanisés ou presque, se livrant à des holocaustes (le mot est prononcé tel quel) qui renvoient inévitablement à un contexte que Mervyn Peake ne connaît que trop bien et l'a peut-être même traumatisé, lui qui fut un des premiers à entrer dans les camps de concentration fraîchement libérés.

Toutefois, ce changement d'univers ne s'effectue pas en faisant table rase de Gormenghast (ce serait un immense contresens de l'affirmer), mais par un phénomène de translation, où la figure d'origine disparaît, tandis que le mouvement et la forme qu'elle a impulsés sont indéniables et imprègnent tout le nouveau monde qui s'offre à nous.

Ainsi, Gormenghast subsiste en un lieu de ce récit : l'esprit de Titus. A sa mémoire se heurte la réalité du monde de l'extérieur, où personne ne connaît son château originel. Nous-mêmes, en tant que lecteurs, sommes amenés à nous demander par ricochet si Titus n'est pas un vagabond mégalomane, et si les deux livres précédents ne sont pas son délire. Cette exclamation de Rimbaud vient à l'esprit :

"Moi ! moi qui me suis dit mage ou ange, dispensé de toute morale, je
suis rendu au sol, avec un devoir à chercher, et la réalité rugueuse à
étreindre ! Paysan !"

Mais l'arrogant Titus ne peut bien sûr se satisfaire de la perte de son monde (de ses illusions ?). Il refuse que son errance le fasse déchoir de son statut de seigneur. Par le jeu habituel de la nostalgie (qui fait idéaliser même certains aspects déplaisants du passé), il en vient à regretter jusqu'au rituel anciennement honni,

Ainsi la crise d'identité advient-elle : déchiré par le refus que ce monde oppressant oppose à la réalité de son passé, Titus en vient lui aussi à douter, et ne parvient plus à trouver de confort dans ses souvenirs de Gormenghast, qui ne lui paraissent plus vrais et le tourmentent. La folie guette, encouragée par des ennemis à l’intelligence insensible, dont Finelame n’était que le premier avatar…

Ce regret de Gormenghast fait toute l'ambiguïté et la profondeur vertigineuse du roman. S'agit-il de Peake luttant avec sa santé déclinante, et chevillant son sort à celui de Titus, sans savoir s'il pourra lutter avec lui jusqu'au bout, persister dans sa nature, malgré ceux qui l'accusent d'être déjà mort ? Ou peut-être ce tourment dénonce-t-il les risques de la répétition. Peake s'adresserait alors un avertissement à lui-même, mais aussi à tous ceux qui voudraient imiter son oeuvre en se contentant de la copier : refaire ce qui a déjà été fait, tenter de repeindre les mêmes tableaux alors que l'on a changé, c'est ouvrir la porte à un ridicule tragique et délétère.

Dans les deux cas, il faut continuer la route, aller au-delà, quitte à avancer de façon incertaine, comme ce roman foisonnant et cette critique un peu désordonnée. Rimbaud disait dans un ver bringuebalant « C'est la vraie marche, en avant route ».

Toutefois, chez Mervyn Peake, l'errance ne doit pas être synonyme de perte. Sans la certitude du point de départ, plus aucune fuite en avant n'est possible. Loin du fou délirant que certains voudraient dépeindre, le Peake de 1959 sait d'où il vient et où il va. Il conserve l'acuité de sa vision, et enrichit le personnage de Titus avec son attachement paradoxal à des origines qu’il a fuies. La certitude que Gormenghast existe est une Ancre nécessaire à son errance, sans quoi son bateau ivre serait emporté dans une dérive mortelle. Il reste attaché à l’image de son passé, tout en s’en éloignant implacablement. D’ailleurs, il s'en éloignerait même s'il y revenait. La fuite du temps, la fin de l'adolescence et l'évolution de la perception qui en découle se chargeraient de lui rendre sa demeure étrangère. Peu lui importe, tant qu’il sait qu’elle a existé et existe encore sans lui.

Mais là est toute la question : ce château-monde n'est-il qu'un rêve doux et violent, amorphe et embrasé ? Un lecteur très attentif de l'oeuvre aura remarqué un détail qui, peut-être, permet de retrouver un début de réponse.



Alors, qui de Mervyn ou de Titus a perdu le fil du récit et changé le passé ? Au lecteur de se faire son opinion et d'adhérer ou non aux chambardements de ce troisième tome.
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