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Critique de belcantoeu


Parmi les grands hétéronymes de Pessoa, il y a Alberto Caeiro (prononcer Caèïrou), auteur de ce livre. Pessoa le décrit comme «son maître». «Un jour, dit-il,... c'était le 8 mars 1914,... je me mis à écrire, debout, comme je le fais chaque fois que je peux. Et j'ai écrit trente et quelques poèmes d'affilée, dans une sorte d'extase dont je ne saurai saisir la nature. Ce fut le jour triomphal de ma vie et je ne pourrai en connaître d'autres comme celui-là. Je débutai par un titre : O Guardador de Rebanhos (Le Gardeur de troupeaux). Et ce qui suivit fut l'apparition en moi de quelqu'un, à qui j'ai tout de suite donné le nom d'Alberto Caeiro. Excusez l'absurdité de la phrase : mon maître avait surgi en moi».
Ce passage révèle la nature légèrement bipolaire de Pessoa, ce jour là en pleine phase maniaque. N'exagérons rien cependant. Il n'a jamais dérapé, mais a connu des moments dépressifs, et il en était parfaitement conscient. Hypocondriaque, il s'analysait souvent, et s'était défini de manière très lucide comme «hystéro-neurasthénique», expression qu'il avait inventée et qui lui convient bien.

Le patronyme «Pessoa» semble le vouer à ces hétéronymes, puisqu'en portugais, il signifie «personne», non pas dans un sens négatif (qui est tardif) comme dans «il n'y a personne», mais dans son sens étymologique latin (dérivé de l'étrusque et repris par Jung). La «persona», c'était le masque de théâtre, qui a donné le mot «personnage». Avant les hétéronymes, Pessoa est donc déjà un personnage.

Alberto Caeiro est le «maitre» des autres grands hétéronymes, et pourtant - Pessoa cultive le paradoxe - contrairement aux autres, il n'a apparemment rien d'un maitre. Il a interrompu ses études, n'a pas dépassé l'école primaire, et écrit avec des fautes.
Contrairement à Pessoa et aux autres hétéronymes, il vit à la campagne, mais comme lui il est orphelin et vit solitaire et sans liens affectifs dans une vieille maison à flanc de colline, blanchie à la chaux, dans la province de Ribatejo. Pessoa fait naitre cette figure paternelle en 1899 et mourir précocement en 1915, à peine un an après sa création, de tuberculose, maladie dont est mort son père quand il avait cinq ans, peu avant la mort d'un jeune frère.

Pessoa dit peu de choses de Caeiro, mais fait jouer son petit théâtre hétéronymique. Campos «qui le côtoya davantage» donne plus de détails biographiques, et transmet ses poèmes à Pessoa. Il a le visage infantile, naïf et candide, blond aux yeux bleus, rappelant la photo du père.

De tous les hétéronymes, c'est celui qui s'éloigne le plus du centre de gravité commun. Proche de la nature, c'est le plus bucolique, mais sans doute le moins imaginatif. Il sent les choses de manière primitive, et lui-même se dédouble encore. Il y a le penseur sceptique, phénoménologue pessimiste, et le poète néoclassique du réel objectif. S'il n'a pas fait d'études, il abstrait la sensation comme un philosophe nominaliste, faisant de fréquents rappels à la philosophie platonicienne. Il n'y a pas d'arbres, mais seulement des idées d'arbre. La fleur n'a pas de beauté mais une couleur et une forme. Tout est illusion.

Son vocabulaire est peu étendu, son style simple et direct, en portugais approximatif, est proche de la prose, L'hétéronyme Reis lui reproche son laisser-aller stylistique.

Chez Caeiro, l'absence de rimes se compense souvent par la répétition des mots, comme ci-après (en portugais puis en traduction) avec les mots campo (champ, campagne), comigo et contigo (avec moi et avec toi), amanhã (demain) ou colher flores (cueillir des fleurs) :

Amanhã viras, andras comigo a collher flores no campo.
E eu andaré contigo pelos campos ver-te colher flores
Eu ja te vejo amanhã a colher flores comigo pelos campos
Pois quando vires amanhã e andares comigo no campo a colher flores
Isso será una alegria e uma verdade para mim.

Demain, tu viendras, tu iras avec moi cueillir des fleurs dans les champs
Et moi, j'irai avec toi dans les champs, te voir cueillir des fleurs
Déjà je te vois demain cueillir des fleurs avec moi dans les champs
Alors, quand tu viendras demain et que tu iras cueillir des fleurs dans les champs
Ce sera une joie et une vérité pour moi.

Ce procédé stylistique, avec ces répétions, s'inspire de ce qu'on trouve en musique dans les canons et dans les airs d'opéra avec répétition "da capo".

Caeiro, outre «Le Gardeur de troupeaux» est notamment l'auteur des «Poemas inconjuntos» (Poèmes désassemblés) et de six petits poèmes intéressants, «O Pastor amoroso» (Le pasteur amoureux) où une femme anonyme est seulement désignée comme «elle». On y trouve notamment ceci:

«Aimer, c'est penser».
«Si je ne la vois pas, je l'imagine, et je suis fort comme les grands arbres. Mais si je la vois, je tremble».
«Quand je désire la rencontrer, je désirerais presque ne pas la rencontrer... Je ne sais pas bien ce que je veux, et je ne veux pas savoir ce que je veux. Je veux seulement penser à elle. Je ne demande rien à personne, ni à elle, sinon penser».

Sans cesse en train de douter comme Hamlet, Pessoa a été brièvement amoureux, très platoniquement (quelques lettres et quelques parcours en tram), et ce n'est sans doute pas par hasard que la jeune femme s'appelait Ophélie. Tout est dans l'imagination.

Caeiro est aussi le maitre de l'hétéronyme António Mora, continuateur de son oeuvre philosophique après sa mort, chez qui on trouve des thèmes néo-paganistes, notamment dans «Regresso dos Deuses» (Retour des dieux). Cet António Mora est interné dans un hôpital psychiatrique comme «paranoïaque avec des psychonévroses récurrentes». Il erre dans la cour vêtu d'une toge à la romaine. Grâce à un visiteur, Pessoa entre en possession de ses écrits. Pessoa, obsédé par la folie qui a frappé une de ses tantes, semble être à la fois le visiteur et A. Mora lui-même.
Le gardeur de troupeaux est l'oeuvre majeure d'Alberto Caeiro, et on y trouve dès les deux premiers vers la négation de la négation, habituelle chez Pessoa :
«Je n'ai jamais gardé de troupeaux, mais c'est comme si je les gardais».

Voici une partie de la suite :

Je suis un gardeur de troupeaux.
Le troupeau ce sont mes pensées
Et mes pensées sont toutes des sensations.
Je pense avec les yeux et les oreilles
Et avec les mains et avec les pieds
Et avec le nez et avec la bouche.

On trouve plus loin un long passage où Caeiro-Pessoa donne libre cours à son goût irrévérencieux de la provocation, mais aussi à une jolie image de l'enfant Jésus.

Je vis Jésus Christ descendre sur terre...
Il arriva par le versant d'une colline
Redevenu enfant,
Il courait et il se roulait dans l'herbe...
Il avait fui le ciel...
Il était nôtre, il ne pouvait faire semblant
D'être la deuxième personne de la Trinité...
Au ciel il lui fallait toujours être sérieux
Et de temps à autre redevenir homme
Et monter sur la croix, et être toujours en train de mourir
Avec une couronne tout entourée d'épines
Et les pieds percés de clous,...
On ne le laissait même pas avoir un père et une mère
Comme les autres enfants.
Son père c'était deux personnes -
Un vieux appelé Joseph, qui était charpentier,
Et qui n'était pas son père;
Et son autre père était une colombe stupide
L'unique colombe laide au monde
Parce qu'elle n'appartenait ni au monde ni n'était colombe.
Et sa mère n'avait pas aimé avant de l'avoir.
Elle n'était pas femme : c'était une valise
Dans laquelle il était venu du ciel.
Et on voulait que lui, qui n'était né que de sa mère,
Et n'avait jamais eu de père à aimer et respecter,
Prêchât la bonté et la justice...
Un jour que Dieu était en train de dormir
Et que le Saint Esprit était en train de voler,
Il s'est enfui vers le Soleil
Et il est descendu par le premier rayon qu'il attrapa.
Aujourd'hui il vit dans mon village avec moi.
C'est un bel enfant joyeux et spontané...
Il saute sur les flaques d'eau,...
Il jette des pierres aux ânes,...
Il court après les filles
Qui vont en bandes par les chemins
Avec des pots de terre sur la tête
Et il fait voler leurs jupes.
A moi il m'a tout appris.
Il m'a appris à regarder les choses.
Il me signale toutes les choses qu'il y a dans les fleurs.
Il me montre comme les pierres sont drôles
Quand on les tient dans la main
Et qu'on les regarde doucement.
Il me dit beaucoup de mal de Dieu...
La Vierge Marie passe les après-midi d'éternité à tricoter.
Et le Saint Esprit se gratte le nez
Il se perche sur les chaises et il les salit...
Il me dit que Dieu ne comprend rien...
Après cela, fatigué de dire du mal de Dieu,
L'enfant Jésus s'endort dans mes bras
Et je le porte ainsi dans mes bras jusqu'à ma maison.
Il habite chez moi à mi-hauteur de la colline,
Il est l'éternel enfant, le dieu qui nous manquait.
Il est l'humain naturel,
Il est le divin qui rit et qui joue...
C'est un enfant si humain qu'il est divin
C'est cela mon quotidien de poète...
Il dort à l'intérieur de mon âme
Et parfois il se réveille la nuit
Et joue avec mes rêves...
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